La fin est dans les moyens. Les moyens font la fin

La cohérence entre fin et moyen : ci-dessous un extrait de mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence, p. 116-118, disponible en entier dans l’onglet Publications de fond >  Théologie. Voir aussi p. 249-250 + p. 328-329 + p. 335.

Tolstoï pensait la non-violence comme une fin en soi ; Gandhi, lui, en a fait un moyen d’action. Grâce à son intelligence politique, il a élaboré des stratégies sur lesquelles il entendait fonder l’efficacité de son action. Il n’empêche, sa non-violence ne se réduit pas à une technique d’action, elle a pour ressort moral le lien infrangibleentre la fin et les moyens employés. Voici un texte parmi les plus cités de ce juriste hindou : « Votre grande erreur est de croire qu’il n’y a aucun rapport entre la fin et les moyens. C’est comme si vous prétendiez que d’une mauvaise herbe, il peut sortir une rose. Les moyens sont comme la graine et les fins comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence. On récolte exactement ce que l’on sème. La fin vaut ce que valent les moyens. À fins bonnes, moyens bons. Je n’admets pas les raccourcis de la violence pour parvenir au succès. L’expérience me prouve qu’un bien durable ne peut jamais venir du mensonge et de la violence[1]. » Le Siracide dans la Bible disait déjà cette vérité principielle : « Tel l’eunuque qui voudrait déflorer une jeune fille, tel celui qui prétend établir la justice par la violence » (Ecclés. 10,2). Mais la révolution de Gandhi est de prendre ce principe moral à la lettre, au cœur d’une action politique d’envergure. Ses campagnes étaient basées sur ce slogan : « Tels sont les moyens, telle est la fin » (« As the means, so the end[2] »).

Traditionnellement, les discernements moraux portaient sur la justesse de la fin. Gandhi déplace notre attention de la fin vers les moyens utilisés[3]. Dans les années 50, Simone Weil réfléchit au mécanisme par lequel la violence mise en œuvre pervertit la justesse de la cause. L’usage de moyens injustes finit par rendre la fin injuste. Une cause noble au départ est ainsi annulée par « un renversement du rapport entre le moyen et la fin[4] ». Dès lors, ce qui devient important, c’est d’« examiner avant tout n’importe quel fait humain en tenant compte bien moins des fins poursuivies que des conséquences nécessairement impliquées par le jeu même des moyens mis en usage[5] ». En 1966, dans un pamphlet qui s’en prend aux idées reçues de son temps, Jacques Ellul (1912-1994) écrit : « La vérité à laquelle il faut rigoureusement, durement se tenir c’est le contraire du lieu commun : les Moyens corrompent les Fins… Tout moyen aujourd’hui détruisant fût-ce un homme dans son corps ou dans son âme, et serait-ce pour libérer un million d’hommes, ne conduira jamais qu’à l’esclavage du million d’hommes pour qui l’on travaille. […] Les plus nobles fins assignées à la guerre sont pourries par la guerre. […] Le droit établi par la violence sera toujours l’injustice. Le Bien établi par la ruse ou la contrainte sera toujours le Mal. La Foi obtenue par le prosélytisme sera toujours l’hypocrisie. La Vérité répandue par la propagande sera pour toujours le Mensonge. La Société parfaite organisée dans le sang, même d’hommes coupables, sera pour toujours un bagne. Voilà ce qui est exact. Mais la médiocrité, la veulerie, la vanité, la satisfaction de soi sont si grandes chez l’homme qu’il préfère tous les mensonges à cette humble et quotidienne reconnaissance de l’importance du moyen d’aujourd’hui[6]. » Il consonne à Jean Goss (1912-1991), qui est tout aussi provocateur pour son époque : « Il est toujours dangereux, répond-il en 1969 dans un débat, d’insister sur les fins sans étudier sérieusement les moyens. Je crois que le diable est bien plus malin pour se cacher dans les fins que dans les moyens. Quand je lisais les discours d’Adolf Hitler, je n’y voyais pas facilement le diable. Mais quand je voyais les moyens employés par l’armée allemande je voyais le diable de mes propres yeux. Ce qui caractérise la morale chrétienne, c’est un lien extrêmement étroit entre le faire et l’être. C’est une des caractéristiques fondamentales de l’éthique chrétienne qu’on ne puisse dissocier le faire de l’être[7]. » S’opère ainsi un renversement de perspective. La doctrine traditionnelle s’intéresse aux exceptions de légitime violence, que l’on doit bien accepter dans ce monde corrompu par le péché : la fin juste justifie in fine les moyens violents. Au XXe siècle, apparaît une nouvelle problématique qui s’intéresse au mécanisme inverse, à la manière dont des moyens injustes rendent finalement la fin injuste. Dans leur lutte de libération du régime soviétique, les intellectuels dissidents ont tiré les leçons de la Révolution bolchevique de 1917 qui a échoué pas tant en raison de ses fins (donner le pouvoir au peuple) que de ses moyens violents. Voyant comment la violence révolutionnaire a engendré un totalitarisme, le Russe Andreï Sakharov, le Tchèque Václav Havel, le Polonais Adam Michnik influençant les leaders des peuples comme Lech Walesa, ont été guéris de l’illusion de croire que la violence peut construire une société juste et démocratique. Si la fin est de construire une démocratie, fondée sur les droits de l’homme, alors il faut employer d’autres moyens que la violence révolutionnaire[8]. Il ne suffit donc pas d’abord de renverser le pouvoir soviétique mais surtout de renforcer la société civile. La violence a été récusée comme erreur stratégique et comme contradiction fondamentale entre fin poursuivie et moyens employés pour l’atteindre. Václav Havel se dit d’une « profonde méfiance pour l’idée selon laquelle un avenir conquis par la force peut être réellement meilleur, c’est-à-dire qu’il ne porte pas fatalement les traces de la violence exercée pour sa conquête[9] ». Ainsi, la Révolution de velours à l’Est est parvenue à faire imploser les régimes communistes, en étant particulièrement attentive aux moyens, car ce sont eux qui permettent in fine de faire progresser l’objectif fondamental visé[10]. Sur le modèle de Mt 6,33[11], on pourrait dire : « Prenez soin des moyens et le reste vous sera donné par surcroît. »


[1] Gandhi, Hindswaraj or Indian Rule, Ahmedabad, Navajivan, 1938, p. 71, repris dans Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 147.

[2] Young India, 17 juillet, 1924. Pour une étude approfondie sur cette question, cf. Terchek Ronald J., Gandhi: Nonviolence and violence, dans Journal of Power and Ethics, juillet 2001. Cf. aussi Prasad Ganesh, Importance of Non-Violence: according to Gandhi, dans IRJMSH (International Research Journal of Management Sociology & Humanities), vol. 5, 2014 ; en ligne : www.IRJMSH.com. Cf. aussi Muller Jean-Marie, Apprendre la langue de la non-violence, dans Diogène, n° 243-244, mars 2013, p. 17-18 (6-21).

[3] Voici ce qu’écrit le pacifiste Barthélémy de Light en 1935 : « Tout but suggère ses propres moyens. Celui qui néglige cette loi subit inévitablement la dictature des moyens. Car si certains moyens portent en eux une destination à contre-sens du but poursuivi, plus l’homme les emploie, plus il est amené à dévier de l’objet poursuivi, et plus il est fatalement déterminé par ces moyens dans son action… L’emploi des moyens de guerre moderne rend injuste la cause la plus juste, puisque ceux qui s’y laissent entrainer ne peuvent faire autrement que de descendre au même niveau de violence brutale que ceux qu’ils combattent » (De Ligt Barthélemy, Pour vaincre sans violence, Paris, G. Mignolet & Storz, 1935, p. 65 et 76, cité par le Jeune Jacques, Je ne tuerai pas…, op. cit., p. 231). Léon Trotski écrit en 1938 : « Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme » (Trotski Léon, Leur morale et la nôtre, 1938 ; en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/trotsky_leon/ leur_morale_et_

la_notre/leur_morale.html).

[4] Weil Simone, Écrits historiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 59.

[5] Idem, p. 233. Cf. déjà en 1951 : Cahiers, Tome I, Paris, Plon, 1951, p. 46.

[6] Ellul Jacques, Exégèse des nouveaux lieux communs, Paris, La Table Ronde, coll. La petite vermillon, n° 38, p. 297-298.

[7] Goss-Mayr Jean & Hildegard, Une autre révolution, op. cit., p. 103.

[8] Ce principe au fondement du nouveau paradigme est devenu aujourd’hui évident à beaucoup. À titre d’exemple : « L’un des corollaires de l’unité entre théorie et pratique est qu’une société démocratique doit être conquise par une lutte démocratique » (Draperi Jean-François,  Rendre possible un autre monde, Paris, Presses de l’économie sociale, 2009).

[9] Havel Vaclav, Le pouvoir des sans-pouvoirs, Calmann-Lévy, Essais politiques, 1989, p. 127. « Justifier la violence pour reconquérir la liberté, c’est courir le risque de la justifier dans la future société, même une fois l’indépendance acquise. L’exemple de l’Algérie est à prendre en considération » (Temaru Oscar, leader indépendantiste de Polynésie, interviewé par  Non-violence Actualité, septembre 1993). Pour un examen de l’échec stratégique de la lutte armée palestinienne et les lourdes conséquences de l’option violente de l’OLP, cf. Ravenel Bernard, De la résistance armée à la résistance non-violente. Réflexions sur un itinéraire spécifique, Supplément aux Actes du colloque au Palais du Luxembourg, février 2011 ; en ligne : http://anarchismenonviolence2.org/spip.php?article119. C’est dès les années 50 et 60, que des options armées ont eu de lourdes conséquences, en desservant la cause palestinienne, dans ce rapport du faible au fort.

[10] Cf. Mellon Christian & Semelin Jacques, La non-violence, op. cit., p. 41-43.

[11] « Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »