« Napoléon, dans ses conquêtes, ne s’est jamais véritablement préoccupé des pertes humaines. […] Nous avons ensuite, et depuis lors, placé la valeur de la vie humaine plus haut que tout. De l’Empire, nous avons renoncé au pire. De l’empereur, nous avons embelli le meilleur » (Emmanuel Macron « commémorant » Napoléon Bonaparte, à l’Institut de France, 5/5/21).
Le discours écrit de l’Élysée prévoyait la formule : « De l’empereur, nous avons embelli nos meilleurs », ce qui est très différent du prononcé de Macron, parlant d’embellir le meilleur de l’empereur (hélas, le prononcé a, seul, autorité ; point l’écrit). Embellir nos meilleurs à nous, n’est-ce pas être lucide sur l’impasse de la logique de domination et de gloire à la racine même de la politique de Bonaparte ?
Comme tout civilisateur armé, Napoléon justifie ses propres violences de conquérant par ses projets de bâtisseur, qui répand les idées de la Révolution et débarrasse les peuples européens des tyrans qui les oppressent… En octobre 1813, il a refusé les bons services de Metternich, venu négocier une paix européenne raisonnable et durable, en lui rétorquant : « Votre Empereur et moi-même n’avons pas les mêmes contraintes. Il est l’héritier de ces familles qui se partagent l’Europe depuis des siècles. Vos maîtres peuvent se faire battre vingt fois et poursuivre tranquillement leur règne. Moi, je suis le fils de la fortune. Je ne suis que le Corse venu s’asseoir sur un de leurs trônes. Je ne puis m’y maintenir que par la force. Mon Empire est détruit si je cesse d’être redoutable » (Napoléon, Metternich, le commencement de la fin). Une course en avant, dont on connaît la fin avant même de commencer : implacable logique, chez bien des espèces animales, du mâle dominant qui s’impose par la force et qui est éliminé, aussitôt qu’il sera devenu âgé et moins fort qu’un autre…
Pour tapoter sur nos œillères idéologiques qui limitent nos regards et nous amènent à voir trop vite certaines violences comme incontournables voire même glorieuses, je cite Jean-Marie Muller qui poursuit le projet philosophique d’une délégitimation radicale de la violence, jusque dans les mots porteurs de l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable. Il s’attache à « déconstruire les mots justifiant la violence et, dans le même mouvement, inventer et créer les mots qui honorent la non-violence. Trouver les mots justes pour dénommer la violence, c’est déjà nous déprendre de son emprise. De même, trouver les mots justes pour dénommer la non-violence, c’est déjà lui ouvrir un espace où elle puisse exister. […] En réalité, l’opposé de la vérité, c’est l’erreur de la violence et déjà l’erreur de toute doctrine qui prétend justifier la violence, c’est-à-dire faire de la violence un droit de l’homme. Car la violence est déjà victorieuse, elle a déjà imposé son ordre dès lors qu’elle a obtenu la complicité intellectuelle de l’homme. […] Il ne suffit pas de juger la violence, il s’agit de la penser. Penser la violence, c’est dé-couvrir son inhumanité. Penser la violence, c’est la dis-qualifier, la dé-légitimer, la dis-créditer, la dé-considérer, la dés-honorer. Penser la violence, c’est comprendre qu’elle nie et renie les vertus qui fondent et structurent l’humanité de l’homme. Penser la violence, c’est la voir ir-respectueuse, ir-réfléchie, in-juste, in-digne, in-civile, im-morale, im-polie, in-intelligente, im-prudente, in-délicate, in-clémente, in-élégante, in-considérée, in-souciante, in-décente, in-correcte, in-conséquente, in-capable, in-apte, im-propre, in-convenable, in-opportune, in-congrue, in-cohérente, in-continente, in-disciplinée, in-docile, in-tempérante, in-contrôlable, in-gérable, im-puissante, in-opérante, in-fructueuse, in-compétente, in-habile, in-salubre, in-efficace. ir-réaliste, in-tolérable, in-fréquentable, in-soutenable, in-supportable, in-tenable, in-vivable, in-acceptable, in-désirable, ir-recevable, in-admissible, in-défendable, in-justifiable, Penser la violence, pour chacune de ces raisons et pour beaucoup d’autres encore, c’est lui opposer un non catégorique. Connaître la vérité, c’est, face au scandale de la violence qui dé-figure le visage de l’homme, re-connaître l’évidence de la non-violence » (Muller Jean-Marie, Penser la violence, 2006).
« La pratique du surf m’a appris à glisser sur la vague avec le plus de légèreté possible, en m’accommodant des événements plutôt qu’en essayant de les tordre. J’ai expérimenté que la résistance génère de la résistance et qu’il faut accepter la vague pour ne pas couler » (Priscille Déborah, la première Française bionique, surmontant l’amputation des 2 jambes et du bras droit en 2006, dans Une vie à inventer, p. 92, paru le 21/4/21).
Dans l’accouchement de la démocratie, on commença par couper le cordon ombilical avec la tribu-Matrie (liens sacrés). Les humains devinrent alors les enfants de la cité-Patrie (Nation séculière). Puis, ils passèrent par l’acné juvénile du patriotisme nationaliste va-t’en-guerre. Puis, ils se mirent à étendre la patrie à l’ensemble du genre humain. Ce sont les Grecs qui ont coupé le cordon ombilical, avec leur idée que la démocratie passe par un dépassement de liens claniques et tribaux, lesquels nous enchaînent et nous empêchent de réussir la paix (Aristote, La Politique, Paris, Hermann Éditeur des Arts et des Lettres, Livre I, 1996, p. 1-27). Dans l’article La saine famille (Études, n° 418, février 2013, p. 161-172), Michel Serres montre comment, notamment par son option de célibat des clercs, l’Église catholique a bouleversé les fondements de la société traditionnelle, fondée sur les liens du sang, les tribus, les castes et les clans. Puis vinrent les pensées cosmopolites du XVIIIe siècle. « Chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né. […] La terre entière n’est qu’une seule patrie commune, où tous les hommes des divers peuples devraient vivre comme une seule famille. […] Toutes les guerres sont civiles, car c’est toujours l’homme qui répand son propre sang » (Fénelon, Dialogues des Morts). « Qu’est-ce que l’amour de la patrie ? Un composé d’amour-propre et de préjugés dont le bien de la société fait la plus grande des vertus. Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on soit l’ennemi du reste des hommes. […] Telle est donc la condition humaine, que souhaiter la grandeur de son pays, c’est souhaiter du mal à ses voisins. Celui qui voudrait que sa patrie ne fût jamais ni plus grande, ni plus petite, ni plus riche, ni plus pauvre, serait le citoyen de l’univers » (Voltaire). « Cette vertu supérieure à l’amour de la patrie, c’est l’amour de l’humanité » (Gabriel de Mably, toujours au XVIIIe siècle). « Le patriotisme le plus parfait est celui qu’on possède quand on est si bien rempli des droits du genre humain qu’on les respecte vis-à-vis de tous les peuples du monde ».
La Deuxième Guerre mondiale provoqua une profonde bascule dans les esprits, rejetant le vers de Corneille, dans Horace : « Mourir pour le pays est un si digne sort, qu’on briguerait en foule une si belle mort. » « L’idée de patrie est liée à l’idée de guerre. Étant donné ce qu’est devenue la guerre dans le monde actuel, elle fait de la Patrie la force la plus immédiatement dangereuse qui circule au milieu de nous » (Andreu Pierre, Drieu témoin et visionnaire, Grasset, 1952, p. 160). Sur fond d’un antimilitarisme radical, les peuples européens rejetèrent alors des expressions comme le « peuple en armes » ou « la défense de la patrie ».
Extrait de Chomé Étienne, Le nouveau paradigme de non-violence, p. 103.
Près de 20 ans d’intervention américaine en Afghanistan : plus de 160.000 Afghans tués, plus de 2.300 soldats US tués, plus de 1.000 milliards de dollars déboursés par l’État américain… Cf. Gilles Dorronsoro, Le gouvernement transnational de l’Afghanistan: Une si prévisible défaite.
Voici des prises de parole autorisées (que j’avais consignées dans Le nouveau paradigme de non-violence, p. 237) : Le 7 octobre 2001, en représailles aux attentats du 11 septembre 2001, « en attaquant l’Afghanistan pour en chasser les talibans, les experts du Pentagone estimaient que le conflit se terminerait au printemps 2002. On sait ce qu’il en est advenu » (Lemoine Maurice, Empire, stratèges et conflits, dans Le Monde diplomatique, juin 2007, p. 28).
« En Afghanistan, deux ans après la « victoire », le pays est toujours aux mains des seigneurs de la guerre, inclus les Talibans ; la culture du pavot est florissante et les enrichit ; aucune région du pays n’est sécurisée; et le « terrorisme international » est toujours bien vivant. On ne l’éradiquera donc jamais en faisant la « guerre » » (Général d’armée Briquemont Francis, Irak – Afghanistan. La guerre asymétrique totale, dans La Libre Belgique, 5 septembre 2003).
Le 14 février 2003, un mois avant l’attaque américaine sur l’Irak, Dominique de Villepin prononce un discours à l’ONU pour dire l’opposition de la France : « L’option de la guerre peut apparaître a priori la plus rapide. Mais n’oublions pas qu’après avoir gagné la guerre, il faut construire la paix. » La France affirme alors que pour préserver l’unité de l’Irak, rétablir de manière durable la stabilité dans ce pays et cette région durement affectés par l’intrusion de la force, la stratégie la plus efficace est de concentrer toutes les pressions sur le désarmement efficace de l’Irak. « Au bout du compte, ce choix-là n’est-il pas le plus sûr et le plus rapide ? » Et dix ans plus tard, le 10 février 2013, alors que la France intervient militairement au Mali, de Villepin solda les échecs de la politique va-t-en-guerre des Américains et des Britanniques mais aussi des Français en Libye : « Tirons les leçons de la décennie des guerres perdues, en Afghanistan, en Irak, en Libye. Jamais ces guerres n’ont bâti un État solide et démocratique. Au contraire, elles favorisent les séparatismes, les États faillis, la loi d’airain des milices armées. Jamais ces guerres n’ont permis de venir à bout de terroristes essaimant dans la région. Au contraire, elles légitiment les plus radicaux. Jamais ces guerres n’ont permis la paix régionale. Au contraire, l’intervention occidentale permet à chacun de se défausser de ses responsabilités. Pire encore, ces guerres sont un engrenage. Chacune crée les conditions de la suivante. Elles sont les batailles d’une seule et même guerre qui fait tache d’huile, de l’Irak vers la Libye et la Syrie, de la Libye vers le Mali en inondant le Sahara d’armes de contrebande » (de Villepin Dominique, Discours prononcé à l’ONU, 14 février 2003).
Voici le constat d’échec tiré par un autre général, Jean-René Bachelet : « La doctrine américaine d’intervention militaire est l’emploi préalable, massif et écrasant d’une puissance de feu destructrice, notamment aérienne. Mais les réponses des États-Unis d’Amérique, en situation de monopole hégémonique – au-delà de leur efficacité militaire de premier degré grâce à une écrasante supériorité, en particulier technologique –, sont tout aussi incapables de restaurer véritablement la paix, quand elles n’ajoutent pas au malheur des gens. L’Irak apparaît ainsi comme un cas d’école. On ne fait pas mieux en Afghanistan. À une moindre échelle, il en est de même du conflit israélo-palestinien » (Maîtriser la violence guerrière dans un monde globalisé, op. cit., p. 12).
En 1555, à Constantinople, l’ambassadeur de Charles Quint est reçu en audience par le Sultan. Le protocole qui veut le mettre en difficulté et l’obliger à rester debout, ne lui offre aucun fauteuil. L’ambassadeur est un Flamand qui ne se laisse pas démonter : il enlève son manteau, le met en boule et s’assoit sur son pouf improvisé comme s’il faisait cela tous les jours, tout en lançant la conversation… À la fin de celle-ci, c’est le chargé du protocole qui le rattrape : « vous oubliez votre manteau ». « Oh, excusez-moi, il n’est pas d’usage dans mon pays de partir avec les fauteuils ».
Les coachs de Charles Michel auraient été bien inspirés de le briefer sur cette anecdote bien connue dans le monde des négociateurs et de l’aider à poser les bons gestes, pour éviter ce Sofagate à Constantinople.
Vivent nos ressources capables d’ouvrir des alternatives créatives, pleines d’humanité et d’humour, là où l’interlocuteur revêche cherche à nous jouer un tour… Cf. Chomé Étienne, La méthode C-R-I-T-E-R-E pour mieux gérer nos conflits, PUL, 2009, p. 178-180, tjs disponible en français et en anglais à tarif réduit chez moi.
Ce WE, lors d’un contrôle routier, Daunte Wright, un jeune Américain noir de 20 ans, a été tué par une policière qui a confondu son arme à feu et son taser électrique. Amazing USA, nation du Saturday Night Fever…
Quel choc… que cet ‘humour noir’ veut amplifier, tellement c’est choquant et inacceptable.
Distinguer la force de répression (abus de pouvoir) et force de protection (mission et rôle de la police, au service de l’Etat de droit).
« Il faut quand même une sacrée foi pour croire que le mal n’aura pas le dernier mot » (mon frère Neal Blough, lors de notre dernière rencontre Church and Peace, 25/3/2021).
« Le jour où j’ai vu un moustique se poser sur un de mes testicules, j’ai compris qu’on ne pouvait pas régler tous les problèmes par la violence » (le Pépé de Roland Magdane).
1945 : « Alors même que l’empire nippon est condamné, les Japonais sont nourris de la foi inébranlable que le sacrifice du soldat peut inverser le cours de l’histoire. Vaine illusion ! L’armée japonaise n’est plus que l’ombre d’elle-même. […] Avant de quitter ses fonctions, le Général Tojo avait exhorté les soldats de l’empereur : ne survivez pas dans la honte en tant que prisonniers. Mourrez pour ne pas laisser l’ignominie derrière vous. Depuis, les opérations-suicide se multiplient. Des milliers d’aviateurs sont encore prêts au sacrifice suprême. Avant de décoller, un jeune kamikaze écrit : « les ordres sont tombés pour l’attaque dont nous ne reviendrons jamais. Je ne ressens pas le moindre regret. Tout ce qu’il me reste à faire, c’est d’exécuter le devoir pour lequel j’ai été entraîné et de remplir le mandat impérial ».
[…] En Manchourie, le rouleau-compresseur russe anéantit les troupes nippones. Débordés, les fantassins de l’armée impériale se sacrifient dans d’inutiles assauts à la baïonnette. Le cri de Banzai résonne partout sur le front. La Manchourie s’effondre à une vitesse étonnante. […] La bombe sur Hiroshima n’a pas fait à elle seule capituler le Japon, pas plus que celle sur Nagasaki. Et, pourtant, la légende de l ‘arme-miracle arrêtant net une guerre interminable reste bien vivace. Côté américain, elle a permis de justifier la soumission du Japon aux seuls Etats-Unis, excluant le rôle de l’Union soviétique dans la victoire. Côté japonais, elle a servi ses dirigeants : elle leur a permis de se présenter en victimes et de faire oublier qu’ils avaient été bourreaux, elle a occulté toutes les responsabilités, à commencer par celles de l’empereur » (Documentaire Les coulisses de l’Histoire. Hiroshima, la défaite de Staline, épisode 3).
La première clé du succès d’une action non-violente, c’est « la force organisée dans l’action appuyée sur le nombre ». […] En Asie, Lao-Tseu a dit il y a 2.500 ans : « Dans l’univers, c’est le plus doux qui vainc le plus fort. Rien au monde n’est plus doux ni plus faible que l’eau, et cependant rien ne la dépasse pour détruire ce qui est dur. II n’y a personne au monde qui l’ignore, mais personne au monde ne met ce principe en application. » Et Gandhi le prit au sérieux : « Au sens exact du mot, l’Inde n’est pas un pays conquis, mais elle est devenue britannique parce que la grande majorité de son peuple, pour des motifs peut-être égoïstes, a accepté le gouvernement britannique. » « Les Anglais n’ont pas pris l’Inde ; nous la leur avons donnée. » « Je suis absolument convaincu que personne ne perd sa liberté si ce n’est du fait même de sa propre faiblesse. Ce ne sont pas tant les fusils britanniques qui sont responsables de notre sujétion que notre coopération volontaire. Le gouvernement n’a aucun pouvoir en-dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce, c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. Sans notre appui, cent mille Européens ne pourraient pas même tenir la septième partie de nos villages. […] La question que nous avons devant nous est par conséquent d’opposer notre volonté à celle du gouvernement ou, en d’autres termes, de lui retirer notre coopération. Si nous nous montrons fermes dans notre intention, le gouvernement sera forcé de plier devant notre volonté ou de disparaître. […] En effet, une nation de 350 millions de personnes n’a pas besoin du poignard de l’assassin, elle n’a pas besoin du poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la lance ou du fusil. Il lui suffit d’avoir sa propre volonté, d’être capable de dire « non », et cette nation apprend aujourd’hui à dire « non ». » Voilà pourquoi il avait l’audace de dire aux gouvernants britanniques avec une détermination à toute épreuve : « Vous avez de grandes forces militaires. La puissance de votre marine est sans équivalent. Si nous voulions nous battre avec vous sur votre terrain, nous n’en serions pas capables ; mais, si vous n’acceptez pas nos demandes, nous arrêtons de jouer les gouvernés. Si cela vous fait plaisir, vous pouvez nous couper en morceaux. Vous pouvez nous écraser avec la bouche de vos canons. Si vous agissez contre notre volonté, nous ne vous aiderons pas, et sans notre aide, nous savons que vous ne pouvez avancer d’un pas. »
Sur le continent américain, dans sa lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis, le pasteur baptiste Martin Luther King (1929-1968) utilisa aussi cette force du groupe. Il organisa par exemple un sit in de mille personnes devant un bar réservé aux Blancs. Leur rassemblement avait l’effet de bloquer son entrée et d’attirer l’attention sur les problèmes de discrimination. Ou encore, quand un noir venait s’asseoir au comptoir du bar, il était directement arrêté par des policiers blancs mais également remplacé par un autre noir, et ainsi de suite durablement, jusqu’à manquer de prisons ! Elles étaient pleines à craquer de noirs fiers, résolus et moralement forts. Que Gandhi et Martin Luther King soient assassinés en 1948 et en 1968 n’a pas empêché la doctrine de la non-violence de se propager. En Amérique du Sud, l’archevêque Helder Câmara ose dire : « Si je suis seul à me lever contre l’injustice, je serai écrasé. Si nous sommes dix ou même cent, nous serons encore écrasés. Mais si tout un peuple se lève, alors les armes de l’oppression deviennent dérisoires. » Concrètement, « si un membre du Mouvement, agissant en accord avec les principes et les méthodes de violence pacifique, est mis en prison, une des forces du Mouvement serait de pouvoir rassembler des dizaines, des centaines, des milliers de compagnons qui accepteraient de se présenter aussi, au même instant, aux portes de la prison, s’affirmant solidaires du frère outragé. Il est clair que cela ferait sensation. Et à travers l’écho des journaux, des radios et de la télévision, et à travers les agences de presse, le mouvement obtiendrait une résonance nationale et internationale ».
En Afrique, après un bras de fer de trente ans, le régime d’apartheid des Afrikaners est contraint début des années 90 d’admettre la nécessité d’une sortie de crise négociée avec le Congrès National Africain. Dans les pourparlers, Nelson Mandela, emprisonné depuis 26 ans, s’adresse ainsi aux plus hauts gradés militaires sud-africains : « Si vous voulez la guerre, je dois admettre honnêtement que nous ne pourrons pas vous affronter sur les champs de bataille. Nous n’en avons pas les moyens. La lutte sera longue et âpre, beaucoup mourront, le pays pourrait finir en cendres. Mais n’oubliez pas deux choses. Vous ne pouvez pas gagner en raison de notre nombre : impossible de nous tuer tous. Et vous ne pouvez pas gagner en raison de la communauté internationale. Elle se ralliera à nous et nous soutiendra. » Et le journaliste sud-africain blanc, Allister Sparks, qui raconte cette rencontre dans son livre Demain est un autre pays, de commenter ce moment historique : le général Viljoen fut obligé d’en convenir, les deux hommes se toisèrent, tout en faisant face à la vérité de leur dépendance mutuelle. L’écrivain sud-africain noir, Ndebele Njabulo, prolongea Allister Sparks : « Cette déclaration, acceptée par tous les participants à cette réunion, résume l’un des grands facteurs qui a mené à la création, en 1995, de la Commission Vérité et Réconciliation. À la base de tout compromis, il faut que les parties en conflit soient disposées à renoncer à leurs objectifs inconciliables, et tendent ensuite vers un accord qui puisse procurer des avantages substantiels aux uns et aux autres. Le gouvernement de l’apartheid désirait conserver les rênes du pouvoir, mais était disposé à accepter un élargissement de la participation politique des Noirs. L’ANC souhaitait l’élimination complète du pouvoir blanc. Aucun de ces objectifs ne paraissait réalisable sans guerre totale. Le meilleur intérêt de chacun était d’éviter cet affrontement. En échange de son retrait du pouvoir, le gouvernement de l’apartheid aux abois exigeait notamment l’amnistie générale de tous ses agents, en particulier la police et l’armée. […] Finalement, l’accord se fit sur une amnistie sous conditions. »
En Europe, il y a 500 ans déjà, Érasme (1469-1536) s’était exclamé : « J’en appelle à vous tous, sans discrimination… Tous unis dans les mêmes sentiments, conspirez à l’avènement de la paix. Montrez alors quel poids représente l’union de la foule des citoyens contre la tyrannie des puissants. » Rabelais (1494-1553) était d’accord avec lui : l’oppression ne provient pas d’abord des ordres du prince mais plutôt de la soumission de la masse silencieuse. Dans leur foulée, s’était levée la voix du jeune Étienne de La Boétie (1530-1563): « Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. […] Lorsque les soldats d’un tyran sévissent à travers champs et villages, c’est le peuple lui-même qui s’asservit, qui se coupe la gorge. […] Si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. […] Au tyran, il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on a dérobé la base, s’écrouler de son poids même et se briser. […] De la raison, il y a en chacun « quelque naturelle semence » que l’éducation fait lever ou étouffer. » En une phrase, les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.
En Europe de l’Est, après l’échec du printemps de Prague devant les chars soviétiques en 1968, Václav Havel a mis la Tchécoslovaquie sur les chemins d’une « révolution de velours », en misant sur l’organisation de petites équipes qui vont construire une société civile solide. « Il n’est richesse que d’hommes. » Face aux endoctrinements idéologiques du pouvoir communiste, le « pouvoir des sans pouvoirs » est selon Havel de « vivre dans la vérité », d’abord en préservant et en enrichissant une culture parallèle. Face au contrôle totalitaire de l’État qui dirige toutes les entreprises et toutes les écoles, qui possède l’essentiel des propriétés et qui interdit la liberté d’expression et de presse, il appelle les citoyens à fonder de petites institutions qui développent la « vie indépendante de la société » : groupes de musique, associations sportives, clubs littéraires, séminaires philosophiques underground de Prague, imprimeries clandestines, universités indépendantes, syndicats solidement structurés… Malgré l’absence de soutien institutionnel, la vitalité de ces réseaux associatifs contraste avec la société civile de pacotille que les régimes du bloc soviétique entretiennent avec les deniers publics pour la façade. L’arme du peuple est de mener une vie normale et authentique, comme si le régime n’existait pas. Une loi par exemple exigeait des particuliers d’informer son commissariat de la présence d’un hôte. Elle devint inapplicable dès que suffisamment de citoyens refusèrent de l’appliquer !
Les militaires savent bien qu’« on ne se bat pas contre une population entière, ou bien l’on perd. Se mettre son opinion publique à dos est un danger qui guette toute armée contre-insurrectionnelle ». Dès 1973, Gene Sharp a été le premier à avoir théorisé l’action non-violente, sur base de ce principe : « Le gouvernant dépend du gouverné. » La force d’un groupe est dans le nombre. […] Créer la cohésion sociale d’un groupe dans sa résistance à une situation précise d’injustice ou à un « désordre établi ». Elle est la ressource-clé pour unir le groupe-noyau de départ, y fédérer les bonnes volontés et créer la plus grande mobilisation possible au sein de la population. La suite du texte aborde la compétence fournissant, dans le registre de l’action politique, le savoir-faire à même de modifier le rapport de forces dans le conflit.
Ma traduction libre de quelques passages de « The Hill We Climb », déclamé par Amanda Gorman, à l’investiture de Joe Biden, 20/01/2021 :
« Le jour venu, où trouver la lumière dans cette ombre qui semble sans fin ? Le calme n’est pas toujours la paix. Les normes et les notions de ce qu’est le « juste » ne sont pas toujours justice. Et pourtant, l’aube est nôtre, avant même que nous le sachions. Dans nos différences, nous unir, sans échapper aux déconfitures, sans semer la division.
La Bible nous invite à envisager un monde où chacun peut s’asseoir sous son propre figuier et jouir de sa vigne sans peur. La victoire ne sera pas dans la lame de l’épée mais dans tous les ponts que nous faisons. C’est la promesse de se réjouir, gravissant la colline, si seulement nous osons. Si nous allions miséricorde et force, force et droit, alors l’amour devient notre héritage. Notre peuple, divers et beau, émergera, meurtri et beau.
Le jour venu, nous sortons de l’ombre, enflammés et sans peur. La nouvelle aube fleurit dans cette liberté que nous lui offrons. Car il y a toujours de la lumière, si seulement nous sommes assez courageux pour le voir, si seulement nous sommes assez courageux pour l’être. »