Mobutu paya en monnaie de singe

À la fin de son règne, Mobutu Sese Seko faisait venir d’Ostende des avions remplis de ce nouveau billet de cinq millions de Zaïre, qu’il faisait descendre dans la population par toutes les personnes complices de son régime corrompu, notablement par la solde des militaires.  La population appelait ce nouveau billet « MOKOMBOSO », qui désigne en lingala un singe de la famille des chimpanzés. Un refus de masse a pu être organisé, notamment au départ à partir de petits groupes engagés dans la désobéissance civile non-violente. Ainsi, après s’être concertées, toutes les mamans d’un même marché adoptaient la même attitude, face aux militaires y venant acheter quelque chose avec ce nouveau billet de banque : « Mon fils, ce billet n’est pas valable, je n’en veux pas. Tiens, prends ces légumes sans payer cette fois, et reviens la prochaine fois avec d’autres moyens de paiement ». Touché dans sa conscience, le soldat revenait à la caserne et touchait à son tour la conscience de son supérieur, qui lui-même faisait remonter le refus de la population d’être payée en monnaie de singe…

Tendre l’autre joue, c’est aimer son prochain ET être lucide sur les injustices du système ET organiser une non-coopération collective mettant efficacement des bâtons dans les roues d’un point précis de ce système injuste.

Réussir une mobilisation collective est un art qui s’apprend

En cliquant sur le lien ci-dessous, vous accéderez à l’article dans lequel je présente la méthode D-I-A-P-O-S, qui est la suite sociopolitique de la méthode C-R-I-T-E-R-E : après avoir appris à gérer mes conflits intérieurs et mes conflits interpersonnels, comment je peux contribuer efficacement à faire tomber les injustices sociétales ?

Bonne lecture !

Le cercle vicieux de la contre-violence

Au rayon des violences, il en est une particulièrement bien habillée. Elle s’appelle violence légitime, celle que nous pouvons justifier, celle que nous nous autorisons lorsque nous réagissons contre l’agression, celle que nous jugeons efficace et nécessaire pour établir la justice ou défendre la liberté. […] Recevant une gifle, je vais chercher spontanément à la rendre, en plus fort si possible. Cette “contre-violence” est une réaction instinctive. Mais elle enclenche un cercle vicieux : en me défendant par la violence, je deviens à mon tour agresseur. En restant dans le même registre, celui de la violence, je me laisse infecter par le mal contre lequel je réagis. Je veux combattre un mal, une injustice. Mais en me trompant de moyens, je suis ce médecin qui soigne une plaie avec des outils infectés par les mêmes microbes. Résultat : au lieu de réparer le mal, je le redouble, je le renforce un peu plus! Non seulement je rate mon but mais je corromps moi-même ma “juste cause”.

La logique de la violence est circulaire. La violence d’un jeune s’enracine dans celle de ses parents, de son milieu, et ainsi de suite. Et la violence devient fatalité, occasion idéale pour chacun de légitimer et justifier sa propre violence. Car, nous le savons, plus on laisse dégénérer la spirale de la violence, plus il est difficile de s’en sortir…

Notre violence s’enracine dans nos peurs de l’autre. Martin Luther King a parlé avec clarté de la “spirale de la violence” : peur => violence  => haine. Ainsi, dans l’insécurité grandissante de leur quartier, à Philadelphia, aux USA, beaucoup de personnes se sont procurées des armes, pour se sentir plus en sécurité. Mais les études de sociologie ont montré que c’est en fait le contraire qui s’est produit. Les gens se sont enfermés dans une psychose collective de peur, jusqu’à ce drame malheureux du père de famille croyant abattre un cambrioleur en pleine nuit et tuant en fait son fils, qui s’était lever pour boire un verre d’eau à la cuisine.

Martin Luther King a dit : “L’ultime faiblesse de la violence est qu’elle est une spirale descendante, engendrant la chose même qu’elle cherche à détruire. Au lieu de diminuer le mal, elle le multiplie. Par la violence, vous tuez le haineux, mais vous ne tuez pas la haine. En réalité, la violence ne fait qu’augmenter la haine… La contre-violence multiplie la violence, ajoutant une plus grande obscurité à une nuit déjà dépourvue d’étoiles. L’obscurité ne peut chasser l’obscurité; seule la lumière le peut. La haine ne peut éliminer la haine; seul l’amour le peut” (extraits d’Étienne Chomé, Le cercle vicieux de la contre-violence, article paru à l’île Maurice le 11 février 2000 et repris complètement ici, au n° 4 :

http://etiennechome.site/outils-pour-de-meilleures-relations-humaines/.

À propos des violences « première classe »

« Plus un homme dispose de pouvoir, de savoir et de richesse, plus il est capable d’habiller sa violence. Il peut s’offrir le luxe de lui donner des formes plus raffinées que le pillage, le vandalisme ou le terrorisme, qui sont les armes des pauvres. Le « méchant », dans les films, quand il en a les moyens, ne salit pas ses « propres » mains. Il confie à ses hommes de main l’exécution de sa violence trop criante. En fait, le plus souvent, les nantis (c’est-à-dire les puissants et/ou les intelligents et/ou les riches) peuvent éviter la violence directe car leurs armes ont pour noms classiques « domination politique », « exploitation économique », « oppression sociale et culturelle ».

Tout l’art des hommes est de déguiser les injustices dont ils profitent. Depuis la nuit des temps, les plus forts parviennent à transformer leur violence directe et interpersonnelle en violence structurelle, impersonnelle. Le truc, c’est de la faire passer dans les mœurs, de camoufler l’exploitation en la logeant dans les coutumes sociales, culturelles, religieuses » (début de l’article d’Étienne Chomé, À propos des violences « première classe », article paru à l’île Maurice le 17 novembre 2000 et repris en n° 2 ici :

http://etiennechome.site/outils-pour-de-meilleures-relations-humaines/.

Trouver la bonne prise pour faire tomber une injustice

Un groupe se mobilisant pour faire tomber une injustice a intérêt à commencer par identifier celle-ci clairement, en la nommant précisément. L’opération n’est point aisée quand les injustices sont liées, dans un système qui est à analyser de manière globale. Néanmoins, à travers cette analyse globale, il est important de choisir un objectif précis, limité, à notre portée, proportionné aux forces dont nous disposons à ce stade. Gandhi maîtrisait l’art des petits pas, en poursuivant de tels objectifs limités. Voulant mettre fin à la colonisation britannique, son groupe choisit en 1930 de faire tomber la taxe abusive sur le sel. Ce fut la première étape d’une longue marche, réussissant une mobilisation croissante de citoyens. La « marche du sel » constitua ce qu’on appelle une « prise » sur le système injuste. Cette prise est d’autant meilleure qu’elle  

– propose un geste facile à poser par le plus grand nombre ;

– porte sur un point où le système manifeste particulièrement son injustice;

– touche à une valeur mobilisatrice, à même de catalyser les volontés dispersées.

Reliance des âmes ET justice dans le groupe

Plusieurs émissions radio et TV d’ici parlent de mes sessions dans la région, comme ce petit reportage : https://www.youtube.com/watch?v=u9Ijisxykfo


Plusieurs d’Europe me demandent : qu’est-ce que tu as été faire dans une telle galère ? Et je suis tellement surpris à chaque fois. Imaginez qu’à quelques encablures de votre actuelle chaumière, votre village natal est frappé par une épidémie mortelle, qui se répand dans toute la région et que vous avez un remède efficace qui permet à chaque malade bienveillant et volontaire de guérir. Vous faites quoi ? Vous restez loin de la galère ? Moi pas ! Que vive la solidarité entre nous tous, vivants en route vers la plénitude de la Vie… Je vis ces semaines-ci bien des fatigues, détresses, contrariétés et découragements. Et je vis aussi des moments gorgés de sens et de joies, devant chaque malade qui refait ses premiers pas de bienveillance, avec lui-même d’abord… Merci pour tous vos liens et soutiens.

Hier soir pas d’internet, qui vient seulement de revenir + pluies diluviennes toute la nuit (pourtant ns ss en saison sèche) et ça goutte partout dans ma chambre, venant du faux plafond en bon bois. Et je dois faire 300 mètres de ma chambre jusqu’à l’endroit où j’ai du courant et de l’internet. Je tape le texte avc la lumière de mon écran de PC, boosté par les moustiques qui piquent au même rythme. Tout cela n’est rien par rapport au sens et à la joie d’être ici, en me sentant à ma place, relié à mes sœurs et frères en grande détresse, présent à leurs côtés, à leur écoute et apportant ce que je peux.

Une injustice tient comme une pyramide sur sa pointe

Suite de mes engagements à l’Est-Congo. Ce jeudi, la ville de Goma est plus calme. La session que je devais animer ici depuis hier a finalement commencé ce matin mais nous avons changé de salle pour que je reste en sécurité : tous les gens viennent jusqu’à mon logement…Les gens sont choqués par l’inefficacité de la MONUSCO (Forces armées de l’ONU envoyées au Congo) qui laisse faire des massacres à quelques centaines de mètres de ses bases et les gens sont révulsés par ses dysfonctionnements (certains de ses militaires volent, détournent, fraudent ou commettent des violences sexuelles)… J’accompagne du mieux que je peux les consciences : il y a tellement mieux à faire que de s’en prendre aux ‘Forces de l’Ordre’ et de s’en prendre des balles : plus de cent sangs ont coulé ici dans les marches de protestation. À l’inverse, sans s’en prendre aux personnes, s’en prendre au mal et aux injustices, c’est la seule voie pour rompre la chaîne infernale des violences. J’aide les participants à mon séminaire D-I-A-P-O-S à utiliser la méthode notamment dans cette problématique de la MONUSCO. Nous cherchons ensemble comment aider les indignations légitimes à devenir des engagements constructifs pour augmenter la justice, et ainsi la paix. L’injustice peut être représentée comme une pyramide qui repose sur sa pointe. Ce n’est pas naturel qu’une telle pyramide se maintienne sur sa pointe, elle tient en équilibre parce qu’elle est soutenue par des piliers qui appuient sur les différentes faces. Nous repérons les piliers les plus à notre portée pour les faire tomber. Et, après analyse (A de D-I-A-P-O-S), nous employons notre créativité pour préparer une campagne d’action pertinente qui entraîne l’ensemble des citoyens désireux de changement.

Tout un chemin pour ne pas seulement pointer les défaillances et responsabilités de la MONUSCO mais aussi celles de l’armée et du gouvernement congolais et aussi celles des citoyens que nous sommes…

Être conscient de l’enchaînement des violences

Dans la région de Butembo-Béni, au Nord-Kivu, chaque jour, de braves gens sont égorgés & décapités quand ils vont travailler dans leurs champs.

Un homme, dans la région de Béni, ose aller dans son champ, qui se trouve à 10 kms de la ville. Il y trouve une famille installée. Il a peur d’être tué… mais l’accueil est chaleureux : « vous êtes un visiteur ; soyez le bienvenu ». Et pour montrer leurs bonnes dispositions, le chef de cette famille lui offre une poule et un régime de bananes à ramener chez lui, en ville, pour fêter avec sa famille. Il trouve que c’est un comble : sur ses propres terres, il se fait accueillir comme le visiteur et il reçoit en cadeau ses propres bananes… mais il a tellement peur d’être égorgé qu’il fait profil bas et cherche à partir vivant. L’homme l’aide à charger le régime de bananes et la poule sur sa mobylette et le salue. Il part et s’arrête 1 km plus loin, en se disant : « Je ne peux pas retourner par le même chemin, il va appeler ses complices et ils me tueront ». Hélas, il n’y a aucune autre route pour rentrer chez lui. Il fait alors le choix d’abandonner les deux présents et d’enlever sa chemise rouge. Il repart à vide et en singlet. 2 kms plus loin, un barrage de gens armés l’arrête : « d’où tu viens ? ». « oh de pas loin, là-bas, en suivant un petit chemin, on arrive chez moi. »   « Tu n’as pas vu un homme en chemise rouge ? à mobylette, avec des bananes et une poule ? »   « Ah si, là-bas à 1 km, il a un petit ennui mécanique mais il arrive bientôt »… Ils ne trouvèrent que les bananes, la poule et une chemise rouge vide, sans l’homme qui ne revint plus jamais de ce côté-là, préférant la vie  à l’exploitation de ce champ-là… Voilà comment les « infiltrés » prennent pied. Voilà comment les braves gens, qui se sentent très seuls et abandonnés par leurs Autorités, laissent faire ces appropriations forcées. Impunités et absence d’un État de droit. Le Nord-Kivu est au Congo ce que le Far West a été aux USA du 19e siècle : le Far East congolais.  

Beaucoup cherchent un lopin de terre, parmi les Interhamwe (Hutus Power qui ont fui le Rwanda en 1994 et qui espèrent reconquérir le pays) ou les « Nalou » (National Army of Liberation of Uganda), qui n’ont pas trouvé leur place dans leur propre pays depuis l’arrivée au pouvoir de Museveni (grâce au soutien armé des Tutsis rwandais du FPR).

Mettre en pleine lumière (celle de la conscience), l’enchaînement des violences à l’aide de l’archevêque Dom Helder Camara. Repérer l’enchainement des trois types de violence, les violences n° 1, 2 et 3 :

Autre ressource pédagogique : Les violences visibles ne sont peut-être pas les pires, Dans l’arbre des violences, qu’est-ce qui est racine, branche et fruit ?  

Remonter aux racines de l’injustice, cachées sous le sol: les violences structurelles, les « structures de péchés sociales » (concept opératoire proposé par Saint Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis, 1987).

Par exemple, au Rwanda, regarder les jacqueries de 1959 comme des violences visibles, en haut de l’arbre, aller sous le sol chercher les racines de l’arbre. Aller chercher les violences n° 1 à la base de ces violences n° 2 : cela fait remonter plus loin dans le temps et repérer l’enchaînement des violences jusqu’à aujourd’hui, dans toute la Région des Grands Lacs.

Canaliser les forces populaires pour plus de justice et de paix

Ici, à l’Est du Congo, les gens se révoltent contre la MONUSCO non seulement pour son inefficacité dans la protection des civils tués quotidiennement mais encore, pire, pour ses graves dysfonctionnements : le plus pénible, c’est que les gens voient plusieurs de ses militaires voler et détourner les fonds. C’est très visible par exemple avec l’essence ONUsienne qui se retrouve en vente dans les quartiers. Elle est très repérable car de couleur bleue, à cause d’un additif spécifique. Pire, à Béni, où les gens n’osent plus aller dans leurs champs (où chaque jour des gens se font ‘égorger’ et ‘décapiter’ (mots quotidiens ici), les militaires ONUSCO sont accusés (tout comme des membres des FARC, armée congolaise) de voler dans les champs, comme l’atteste le cacao par exemple que les gens voient 1) dans leurs containers, alors que ces militaires d’ailleurs n’ont pas de champs à eux, et 2) en vente dans des quartiers autour de leurs bases et baraquements, alors que les champs sont loin de là.

Histoire banale ici : un citoyen a dénoncé un militaire des FARC, dont le container était plein. Le citoyen a été tué qq nuits plus tard. Ici, tout qui agit en justicier disparaît vite…

Pendant le séminaire à Butembo que j’ai donné la semaine dernière à 40 piliers de la société civile + politiciens + professeurs + religieux, j’ai enseigné les méthodes d’actions non-violentes, par lesquelles la force de la vérité se propage sans que jamais un nom ne soit connu, un individu ne se soit avancé seul (surtout ne jamais agir en justicier, ne pas s’approprier la justice, ne pas personnaliser le Cadre de Droit) : l’art de mobiliser le groupe jusqu’à atteindre une masse critique pour atteindre l’objectif précis de changement, objectif réaliste à notre portée. C’est justement le point faible de ces révoltes populaires qui s’indignent et s’affrontent à des Forces du ‘Désordre établi’, sans que leurs forces soient canalisées.

Je vis l’urgence de former ces leaders à la fois honnêtes, humbles et intelligents que je connais après 15 ans de sessions dans la région. Je tiens à les accompagner dans un engagement réfléchi et orienté constructivement vers un progrès, à partir de leurs créativités pour trouver la bonne prise, à l’image de la marche du sel d’un mois (moins 5 jours) de Gandhi et de la marche d’un an (plus 5 jours) des Afro-américains boycottant les bus de l’apartheid.