Vivent quelques graines de vie, saupoudrées de grains de folie

« Lorsque nous étions réunis à table et que la soupière fumait, maman disait parfois :
– Cessez un instant de boire et de parler. Nous obéissions.
– Regardez-vous, disait-elle doucement.
Nous nous regardions sans comprendre, amusés.
– C’est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle.
Nous n’avions plus envie de rire.
– Une maison chaude, du pain sur la nappe, des coudes qui se touchent, voilà le bonheur, répétait-elle à table. Puis, le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants et qui nous attendait dehors au soleil et nous étions heureux.
Papa tournait la tête comme nous, pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu’il se sentait visé, il disait à ma mère :
– Pourquoi est-ce que tu nous y fais penser à c’ bonheur ?
Elle répondait :
– Pour qu’il reste avec nous le plus longtemps possible »

(Félix Leclerc, Pieds nus dans l’aube, 1969).