Tends l’autre joue, ne rends pas coup pour coup

Dans mon livre Tends l’autre joue, ne rends pas coup pour coup. Mt 5, 38-42, non-violence active et Tradition, Éd. Lumen Vitae & Sortir de la violence, 2008, 259 pages, j’ai mené une solide exégèse (académiquement reconnue) de la péricope Mt 5,38-42, notamment une longue Auslegungsgeschichte (étude historique de son interprétation), au terme de laquelle je conclus que l’interprétation classique selon laquelle ce serait un appel à ne pas résister trahit le mouvement des 6 antithèses (On vous a dit… Moi, je vous dis…; non seulement… mais encore…). Bref, sans développer ici, dans cette antithèse, Jésus appelle non seulement à résister pour la justice mais encore d’une manière spécifique : par d’autres moyens que la violence. En trois exemples incisifs, il propose des initiatives déroutantes retournant le système injuste contre lui-même, ce qui a pour effet de le subvertir de l’intérieur. En très résumé, tendre la joue signifie pour le subalterne non pas laisser faire et fermer les yeux mais au contraire empêcher une deuxième gifle du même ordre et amener le maître qui profite de son bon droit à ouvrir les yeux sur son abus de pouvoir social. Laisser son manteau quand l’huissier de justice vous prend tout jusqu’aux sous-vêtements, c’est se retrouver nu : de quoi toucher la conscience du riche sans scrupules, qui profite de son bon droit économique de créance. Faire mille pas de plus aux côtés d’un agent d’occupation qui profite de son bon droit de réquisition interpelle cet agent qui peut être convoqué par son supérieur pour rendre compte d’avoir dépassé la borne (plantée tous les mille pas sur les Viae Romanae) ; c’est donc une manière originale de contester avec amour ce droit que s’offre la puissance coloniale.

Dans les trois cas, Jésus enjoint ses disciples à inventer une initiative déroutante qui ne tombe pas dans le piège de la contre-violence, mais qui enraye effectivement le jeu de pouvoir logé dans la pratique admise mais injuste.

Jésus n’a pas été un politicien et il refuse tout messianisme politico-religieux. Mais il ne fuit pas le conflit ; il crée même la confrontation. Il est assertif, franc et combatif. Le ferment de l’évangile a mis quelques générations pour subvertir l’Empire romain mais il l’a révolutionné ! Car Jésus a sapé les fondements même de la domination des uns sur les autres, de l’esclavage, de l’oppression politique et économique. En ce sens, dans sa redoutable force non-violente, Jésus est plus révolutionnaire que les révolutionnaires.

Comprendre l’Évangile comme un appel à ne pas résister est à l’origine des nombreuses apories dans l’articulation de l’Évangile au réalisme politique (oui à l’Évangile mais pas…).

« Renoncer à l’usage de la force » est une formule inadéquate qui crée le dilemme entre force (sous-entendue violente) ou non-force (sous-entendue non-violente ; à vrai dire, passivité). Le défi est d’optimiser le déploiement des forces sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., qui font effectivement reculer le seuil des violences légitimées en « dernier recours ». Voir là mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence.