Thérèse Berthérat, Le corps a ses raisons : auto-guérison et anti-gymnastique, Éditions du Seuil, 1976, p. 9-15 :
« En ce moment, à l’endroit même où vous vous trouvez, il y a une maison qui porte votre nom. Vous en êtes l’unique propriétaire, mais, il y a très longtemps, vous en avez perdu les clefs. Ainsi vous restez dehors, ne connaissant que la façade. Vous ne l’habitez pas. Cette maison, abri de vos souvenirs les plus enfouis, refoulés, c’est votre corps. « Si les murs pouvaient entendre… » Dans la maison de votre corps, ils peuvent. Ces murs qui ont tout entendu et jamais rien oublié, ce sont vos muscles. Dans les raideurs, les crispations, dans les faiblesses et dans les douleurs des muscles de votre dos, de votre cou, de vos jambes, de vos bras, de votre diaphragme, de votre cœur, et aussi de votre visage et de votre sexe se révèle toute votre histoire, de la naissance jusqu’aujourd’hui. Sans même vous en rendre compte, depuis les premiers mois de votre vie, vous avez réagi à des pressions familiales, sociales, morales. « Tiens-toi comme ceci, comme cela. Ne touche pas. Ne te touche pas. Sois sage. Défends-toi donc. Va vite. Où vas-tu si vite… ? » Confus, vous vous êtes plié comme vous avez pu. Pour vous conformer, vous vous êtes déformé. À votre vrai corps, naturellement harmonieux, dynamique, joyeux, s’est substitué un corps étranger que vous acceptez mal, qu’au fond de vous-mêmes, vous rejetez. C’est la vie, dites-vous, on n’y peut rien. Je vous réponds que si, que vous pouvez faire quelque chose et que vous seul pouvez faire quelque chose. Il n’est pas trop tard. Il n’est jamais trop tard pour vous libérer de la programmation de votre passé, pour prendre en charge vous-même votre corps, pour découvrir des possibilités encore insoupçonnées.
Être, c’est ne jamais cesser de naître. Mais combien d’entre nous se laissent mourir un peu chaque jour, s’intégrant si bien aux structures de la vie contemporaine qu’ils perdent leur vie en se perdant de vue ? Notre santé, notre bien-être, notre sécurité, nos plaisirs, nous en laissons la charge aux médecins, aux psychiatres, aux architectes, aux politiciens, aux patrons, à nos époux, à nos amants, à nos enfants. Nous confions la responsabilité de nos vies, de nos corps, aux autres parfois à ceux qui ne réclament pas cette responsabilité et s’en trouvent accablés. […] En renonçant à notre autonomie nous abdiquons notre souveraineté individuelle. Nous appartenons aux pouvoirs, aux êtres qui nous ont récupérés. Si nous revendiquons tant la liberté c’est que nous nous sentons esclaves ; et les plus lucides d’entre nous se reconnaissent comme des esclaves-complices. Mais comment en serait-il autrement puisque nous ne sommes même pas maîtres de notre première maison, de la maison de notre corps ? Pourtant il vous est possible de retrouver les clefs de votre corps, d’en prendre possession, l’habiter enfin et y trouver la vitalité, la santé, l’autonomie qui vous sont propres. Mais comment ? Certainement pas en considérant votre corps comme une machine forcément défectueuse et qui vous encombre, comme une machine en pièces détachées dont chacune (tête, dos, pieds, nerfs…) doit être confiée à un spécialiste dont vous acceptez aveuglément l’autorité et le verdict. Certainement pas en vous contentant de vous étiqueter une fois pour toutes « nerveux », « insomniaque », « constipé » ou « fragile ». Et certainement pas en essayant de vous fortifier par la gymnastique qui n’est que le dressage forcé du corps-viande, du corps considéré comme inintelligent, comme une bête à discipliner.
Notre corps est nous-mêmes. […] Il ne s’oppose pas à notre intelligence, à nos sentiments, à notre âme. Il les inclut et les abrite. Ainsi prendre conscience de son corps c’est se donner accès à son être tout entier… . […] Le corps d’un être et sa vie sont la même chose ; il ne peut pas vivre pleinement sa vie si, préalablement, il n’a pas pu éveiller les zones mortes de son corps.
[…] Vous pouvez vous permettre de laisser tomber vos masques, vos déguisements, vos poses, de ne plus faire « comme si » mais d’être, et d’avoir le courage de votre authenticité. Vous pouvez vous soulager d’une multitude de maux –insomnies, constipation, troubles digestifs– en faisant travailler pour vous et non pas contre vous des muscles qu’aujourd’hui vous ne pouvez même pas situer. Vous pouvez éveiller vos cinq sens, aiguiser vos perceptions, avoir et savoir projeter une image de vous-même qui vous satisfait et que vous pouvez respecter. Vous pouvez affirmer votre individualité, retrouver votre initiative, votre confiance en vous. Vous pouvez augmenter vos capacités intellectuelles en améliorant d’abord les commandes nerveuses entre votre cerveau et vos muscles. Vous pouvez désapprendre les mauvaises habitudes qui vous font favoriser donc surdévelopper et déformer certains muscles, rompre les automatismes de votre corps et en trouver l’efficacité, la spontanéité. Vous pouvez devenir un polyathlète qui, à chaque moment, quel que soit le mouvement qu’il fait, compte sur l’équilibre, la force et la grâce de son corps. Vous pouvez vous libérer des problèmes de frigidité ou d’impuissance et, une fois que vous vous serez affranchi des interdits de votre propre corps, connaître la rare satisfaction de l’habiter à deux. Quel que soit votre âge, vous pouvez vous débarrasser des contraintes qui ont piégé votre vie intérieure et votre comportement corporel et vous révéler l’être beau, bien fait, authentique que vous devez être. Si je vous parle avec tant de conviction et d’enthousiasme, c’est que je vois ces paris gagnés tous les jours, à partir du moment où nous habitons notre corps. »