Les Grecs divisent le réel et Descartes divise la difficulté en petites parcelles. François Jullien les perçoit œuvrer en bouchers de l’être, découpant le réel comme un boucher dépèce sa carcasse de viande. Il aime la pensée chinoise nous invitant à d’autres types de découpe : suivre les clivages de la vie, selon les veinures. En chinois, « li » désigne la raison et la veinure du jade. « Raisonner, li, c’est travailler le jade », disait déjà Xu Shen il y a un bon 1900 ans. On polit la pierre précieuse pour bien faire apparaître sa veinure et ensuite on peut la tailler, en épousant ses configurations, en respectant ses fissurations intimes et son unité interne. C’est cela, l’opération de la cliver, de façon à ne pas la casser : suivre sa ramification intérieure, ce qui l’a structuré de l’intérieur. La pensée chinoise nous prie d’accompagner le feuilleté intime des choses et d’accueillir les flots du Vivant, pour mieux les pénétrer et les travailler.
Là où la raison cartésienne applique d’en haut son quadrillage géométrique au monde, la raison chinoise cherche une connivence avec le matériau dont il s’agit de suivre les fibres. Là où l’Occident cherche la vérité, le taoïsme a soif de mettre en évidence les linéaments du tao = la « Mère du monde », le principe qui engendre tout ce qui existe, la force fondamentale qui coule en toutes choses de cet univers. On n’explique pas du dehors, on épouse du dedans, on respecte une configuration dont on suit les veines et dont on respire les souffles.
Pour aller plus loin, François Jullien, Ce point obscur où tout a basculé, L’Observatoire, mars 2021.