« Napoléon, dans ses conquêtes, ne s’est jamais véritablement
préoccupé des pertes humaines. […] Nous avons ensuite, et
depuis lors, placé la valeur de la vie humaine plus haut que tout.
De l’Empire, nous avons renoncé au pire.
De l’empereur, nous avons embelli le meilleur » (Emmanuel Macron « commémorant » Napoléon Bonaparte, à l’Institut de France, 5/5/21).
Le discours écrit de l’Élysée prévoyait la formule : « De l’empereur, nous avons embelli nos meilleurs », ce qui est très différent du prononcé de Macron, parlant d’embellir le meilleur de l’empereur (hélas, le prononcé a, seul, autorité ; point l’écrit). Embellir nos meilleurs à nous, n’est-ce pas être lucide sur l’impasse de la logique de domination et de gloire à la racine même de la politique de Bonaparte ?
Comme tout civilisateur armé, Napoléon justifie ses propres violences de conquérant par ses projets de bâtisseur, qui répand les idées de la Révolution et débarrasse les peuples européens des tyrans qui les oppressent… En octobre 1813, il a refusé les bons services de Metternich, venu négocier une paix européenne raisonnable et durable, en lui rétorquant : « Votre Empereur et moi-même n’avons pas les mêmes contraintes. Il est l’héritier de ces familles qui se partagent l’Europe depuis des siècles. Vos maîtres peuvent se faire battre vingt fois et poursuivre tranquillement leur règne. Moi, je suis le fils de la fortune. Je ne suis que le Corse venu s’asseoir sur un de leurs trônes. Je ne puis m’y maintenir que par la force. Mon Empire est détruit si je cesse d’être redoutable » (Napoléon, Metternich, le commencement de la fin). Une course en avant, dont on connaît la fin avant même de commencer : implacable logique, chez bien des espèces animales, du mâle dominant qui s’impose par la force et qui est éliminé, aussitôt qu’il sera devenu âgé et moins fort qu’un autre…
Pour tapoter sur nos œillères idéologiques qui limitent nos regards et nous amènent à voir trop vite certaines violences comme incontournables voire même glorieuses, je cite Jean-Marie Muller qui poursuit le projet philosophique d’une délégitimation radicale de la violence, jusque dans les mots porteurs de l’idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable. Il s’attache à « déconstruire les mots justifiant la violence et, dans le même mouvement, inventer et créer les mots qui honorent la non-violence. Trouver les mots justes pour dénommer la violence, c’est déjà nous déprendre de son emprise. De même, trouver les mots justes pour dénommer la non-violence, c’est déjà lui ouvrir un espace où elle puisse exister. […] En réalité, l’opposé de la vérité, c’est l’erreur de la violence et déjà l’erreur de toute doctrine qui prétend justifier la violence, c’est-à-dire faire de la violence un droit de l’homme. Car la violence est déjà victorieuse, elle a déjà imposé son ordre dès lors qu’elle a obtenu la complicité intellectuelle de l’homme. […] Il ne suffit pas de juger la violence, il s’agit de la penser. Penser la violence, c’est dé-couvrir son inhumanité. Penser la violence, c’est la dis-qualifier, la dé-légitimer, la dis-créditer, la dé-considérer, la dés-honorer. Penser la violence, c’est comprendre qu’elle nie et renie les vertus qui fondent et structurent l’humanité de l’homme. Penser la violence, c’est la voir ir-respectueuse, ir-réfléchie, in-juste, in-digne, in-civile, im-morale, im-polie, in-intelligente, im-prudente, in-délicate, in-clémente, in-élégante, in-considérée, in-souciante, in-décente, in-correcte, in-conséquente, in-capable, in-apte, im-propre, in-convenable, in-opportune, in-congrue, in-cohérente, in-continente, in-disciplinée, in-docile, in-tempérante, in-contrôlable, in-gérable, im-puissante, in-opérante, in-fructueuse, in-compétente, in-habile, in-salubre, in-efficace. ir-réaliste, in-tolérable, in-fréquentable, in-soutenable, in-supportable, in-tenable, in-vivable, in-acceptable, in-désirable, ir-recevable, in-admissible, in-défendable, in-justifiable, Penser la violence, pour chacune de ces raisons et pour beaucoup d’autres encore, c’est lui opposer un non catégorique. Connaître la vérité, c’est, face au scandale de la violence qui dé-figure le visage de l’homme, re-connaître l’évidence de la non-violence » (Muller Jean-Marie, Penser la violence, 2006).