« Je me souviens d’avoir vu un matin ma grand-mère pleurer sans parvenir à mettre fin à ses larmes qu’elle tentait d’essuyer dans un grand mouchoir à carreaux. Sa mère, notre arrière-grand-mère, venait de mourir. Mais je n’avais pas appris ce jour-là sa mort. On me l’avait cachée. On avait sans doute voulu me prémunir d’un inévitable chagrin, ou disons qu’il y avait tant à faire, à penser après la mort de l’aïeule, qu’on aura reporté à un peu plus tard le temps des paroles aux enfants. Et quand je l’ai interrogée enfin sur ses larmes, ma grand-mère m’a répondu : « elles coulent pour laisser partir quelqu’un qui est dans mon cœur, qui est en moi depuis si longtemps ». J’ai imaginé que nous retenions tout au fond de nous la pensée de ceux que nous aimions, avec la crainte d’un chagrin trop violent qui pourrait rompre les digues de notre cœur, et alors emporter dans nos larmes chaudes l’être si fragile des personnes aimées » (Frédéric Boyer, Le lièvre, p. 15).