Dès le IVe siècle, le traditionnel conflit de devoirs est posé par Ambroise de Milan : ou bien le chrétien observera le précepte selon lequel il doit s’abstenir de toute violence mais il manquera à l’obligation qui est la sienne de venir en aide à la victime de l’agression injuste, il deviendra alors complice de l’injuste agresseur ; ou bien il mettra sa force à la disposition de la victime de l’injustice et il manquera au précepte de non-violence contenu dans l’Évangile.
Nous avons les moyens aujourd’hui de sortir de ce dilemme très mal posé, au regard des actuelles ressources en gestion des conflits. Voir le schéma ci-dessous.
La meilleure défense possible n’est pas dans la contre-agression ni dans la passivité, elle est dans une mobilisation de nos meilleures forces vives (CD juste, CV et NE…) à même de réguler la violence des individus et d’optimiser les sorties de crise. « Renoncer à l’usage de la force » est une formule inadéquate qui crée le dilemme entre force (sous-entendue violente) ou non-force (sous-entendue non-violente ; à vrai dire, passivité). Le défi est d’optimiser le déploiement des forces sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., qui font effectivement reculer le seuil des violences légitimées en dernier recours.
C’est dans le régime du « oui à la non-violence autant que possible mais il faut bien la violence en dernier recours » que les doctrines de la guerre juste ont aménagé les exceptions, étudié la licéité de la guerre dans certains cas, avec l’intention d’éclairer les politiciens à partir de la morale. C’est dans un mouvement très différent du « non seulement la fin juste mais déjà et encore des moyens non piégés par la violence » que les théologies de la paix juste s’intéressent à débloquer nos potentiels de créativité quand nous excluons les moyens violents : ouvrir les possibles et inventer les alternatives qui font effectivement reculer le seuil fatal du conflit basculant dans une violence sans retour. Tant de batailles sont gangrenées par le mal qu’elles prétendent combattre. Tant de violences justifiées en tant que « moindre mal » sont à vrai dire un mal qui se rajoute au premier, un « double mal ». Tandis que les théologiens d’antan s’intéressaient aux exceptions de légitime violence, que l’on doit bien accepter dans ce monde corrompu par le péché (la fin juste justifiant in fine les moyens violents, à titre de moindre mal), les porteurs du nouveau paradigme soulignent avec Gandhi la cohérence entre fin et moyen et s’intéressent au mécanisme inverse, à la manière dont des moyens injustes corrompent les fins et les rendent finalement injustes. La fin valant ce que valent les moyens, ils se concentrent sur les conséquences nécessairement impliquées par le jeu même des moyens mis en œuvre, et surtout ils apprennent comment déjouer les pièges diaboliques de la violence aussi glissante qu’une planche-à-savon très penchée, qui entraîne irrésistiblement les belligérants vers une riposte toujours plus aveugle.
Extrait de mon article à paraître dans les Actes du Colloque sur les paix justes, tenu à la Catho de Paris, 10-12 mars 2022.