« La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d’employer l’esprit à le justifier » (Jean Guéhenno).
Le vrai courage est de résister à l’envahisseur par d’autres moyens que les siens. « On vous a dit : Œil anti œil et dent anti dent. Moi, je dis : Ne vous anti-posez pas » (Mt 5,38-39a) ; ἀντιστῆναι / antistènai est un terme militaire : se placer en face pour lutter, se dresser contre, s’opposer à, comme deux fronts d’armées se faisant face. Moi, je vous dis de ne pas jouer le jeu du méchant, de ne pas le laisser vous enfermer dans ce face-à-face. Moi, je vous dis de résister mais sans riposter, sans rendre coup pour coup, sans utiliser les mêmes armes que celui qui vous fait du mal. Suivent en Mt 5,39b-41 trois exemples incisifs qui mélangent subtilement bon droit et abus de pouvoir. À chaque fois, Jésus propose une initiative déroutante qui retourne le système injuste contre lui-même, ce qui a pour effet de le subvertir de l’intérieur. Cocktail détonant qui concilie amour des personnes ET fermeté de la justice ET dynamique d’une sortie Win-Win par le haut.
« Vous avez porté, Vierge, digne princesse, Jésus dont le règne n’a ni fin ni cesse. Le Tout-Puissant, prenant notre faiblesse, laissa les cieux et vint vers notre détresse, offrir à la mort sa très chère jeunesse » (François Villon, que j’ai légèrement retouché).
Photo : Alicia Keys, dans une robe qui représente New York, créée par Ralph Lauren.
Dans ses lettres, Ignace de Loyola exprime que tout est donné par surcroît à qui reçoit comme bénédiction la rosée du ciel, réalise que Son amour vaut mieux que tout, choisit la confiance au cœur de ses inquiétudes, cherche d’abord le Royaume de Dieu et sa justice.
« Car moi, le Seigneur, je sais bien quels projets je forme pour vous ; et je vous l’affirme : ce ne sont pas des projets de malheur mais des projets de bonheur. Je veux vous donner un avenir à espérer » (Jérémie 29,11).
« Tu fis la lune qui marque les temps et le soleil qui connaît l’heure de son coucher » (psaume 103,19).
Ce psaume hébreu est inspiré d’un hymne égyptien au dieu soleil. Il en reprend plusieurs formulations, tout en en changeant complètement la portée : le soleil n’est pas Dieu ; il est sa créature, un luminaire qui lui rend gloire.
« En tant qu’enfant de Dieu, je sentis que tout ce que possède le Père céleste est mien. Je sentis que tout ce qui existe, est mien, mais je n’avais de cela aucun désir, car Dieu seul me suffit » (Faustine, Journal).
« L’homme est créé pour louer, honorer et servir Dieu, notre Seigneur, et, par ce moyen, sauver son âme. Et les autres choses qui sont sur la terre sont créées à cause de l’homme et pour l’aider dans la poursuite de la fin que Dieu lui a marquée en le créant. D’où il suit qu’il doit en faire usage autant qu’elles le conduisent vers sa fin, et qu’il doit s’en dégager autant qu’elles l’en détournent. Pour cela, il est nécessaire de nous rendre indifférents à l’égard de tous les objets créés, en tout ce qui est laissé au choix de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu; en sorte que, de notre côté, nous ne voulions pas plus la santé que la maladie, les richesses que la pauvreté, l’honneur que le mépris, une longue vie qu’une vie courte, et ainsi de tout le reste ; désirant et choisissant uniquement ce qui nous conduit plus sûrement à la fin pour laquelle nous sommes créés » (Ignace de Loyola, Principe et Fondement, dans Exercices spirituels, n°23).
« Le serpent était le plus nu/rusé des animaux des champs » (Genèse 3,1). Il y a un jeu de mots en hébreu entre “nu” et “rusé”, qui sont deux sens de la racine עֵרֹם .
« Les yeux d’Adam et Ève s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus/rusés » (Genèse 3,7).
Le serpent leur transmit une drôle de ruse : à la fois cachée et sans plumes ni poils : « J’ai entendu ta voix, mon créateur, dans le jardin et j’ai eu peur, parce que je suis nu/rusé, et je me suis caché » (Genèse 3,10).
« Toi qui te disais : “J’escaladerai les cieux ; plus haut que les étoiles de Dieu j’élèverai mon trône ; j’irai siéger à la montagne de l’assemblée des dieux au plus haut du septentrion, j’escaladerai les hauteurs des nuages, je serai semblable au Très-Haut ! Et tu te retrouves finalement en enfer, au plus profond de l’abîme » (Isaïe 14,13-15).
« Dépouillé de sa royauté divine, privé de ses lumières divines, Saül s’étiola » (1 Samuel 15,23).
Cette nuit-là, quels combats… Comme Jacob dans son Pénuël / face-à-face avec El (Genèse 32, 31), sur cette colline de con-frontation / front contre front. Au départ, quel charivari chaotique : de mon humanité blessée et limitée, tout ce qui sort se plaint dans ses douleurs… Peut alors commencer, dans les profondeurs, la lente transfusion sanguine : goutte à goutte qui renouvelle en douceur tout le système, jusqu’à l’aube : je suis à nouveau, je suis qui je suis, enfant de Dieu. L’accueil de ma divine filiation est re-création et engendrement de vocation. Tout redevient possible, simple, ouvert, paisible. Il y eut un soir de noir, il y eut un matin de bien. Dans le monde arabe, bon-jour = sabah-al-rer = matin de bien !Voici le vitrail de la colline de Pénuël, projet communautaire à côté de chez moi où je souhaite que nous passions des con-traintes fraternelles à la Vie fratéternelle :
Morceaux extraits du psaume 103 : 01 Bénis le Seigneur, ô mon âme ; Seigneur mon Dieu, tu es si grand ! Revêtu de magnificence, 02 tu as pour manteau la lumière ! Comme une tenture, tu déploies les cieux, 04 tu prends les vents pour messagers, pour serviteurs, les flammes des éclairs. 05 Tu as donné son assise à la terre : qu’elle reste inébranlable au cours des temps. 19 Tu fis la lune qui marque les temps et le soleil qui connaît l’heure de son coucher. 20 Tu fais descendre les ténèbres, la nuit vient : les animaux dans la forêt s’éveillent ; 22 Quand paraît le soleil, ils se retirent : chacun gagne son repaire. 23 L’homme sort pour son ouvrage, pour son travail, jusqu’au soir. 30 Tu envoies ton souffle : ils sont créés ; tu renouvelles la face de la terre. 33 Je veux chanter au Seigneur tant que je vis ; je veux jouer pour mon Dieu tant que je dure. 34 Que mon poème lui soit agréable ; moi, je me réjouis dans le Seigneur.
Ce psaume, vieux de plus de 2000 ans, s’est inspiré du GRAND HYMNE égyptien au dieu soleil, qui est, lui, vieux de 3400 ans, dont voici le début et la fin : « Tu te lèves beau dans l’horizon du ciel, Soleil vivant, qui vis depuis l’origine. Tu resplendis dans l’horizon de l’est, Tu as rempli tout pays de ta beauté. Tu es beau, grand, brillant. Tu t’élèves au-dessus de tout pays. Tes rayons embrassent les pays, jusqu’aux confins de ta création. […] Tu resplendis, et ils vivent ; tu te couches et ils meurent. Toi, tu as la durée de la vie par toi-même, on vit de toi. Les yeux sont sur ta beauté jusqu’à ce que tu te couches ».
Le cardinal viennois Christoph Schönborn (1945- ) a écrit en 2003 : « Le policier qui barre la route au cambrioleur dans une banque, n’a pas le droit de lui tendre l’autre joue. Il doit l’arrêter, à l’aide de son arme s’il le faut. J’ai le droit de me défendre par des moyens légitimes contre un tort qui m’est fait. Mais la question de Jésus vise notre cœur : réclames-tu ton droit avec des sentiments de vengeance ? » Son commentaire est typiquement augustinien : l’évangile de la joue tendue en appelle à une non-violence de cœur, qui oriente les esprits, qui inspire, mais pas à une non-violence en actes. On doit dans certaines situations être violent mais avec une intention droite et sans sentiment de vengeance. Une telle pensée pense la force policière en contradiction avec la joue tendue, à cause du fait qu’elle range exclusivement cette page d’évangile du côté d’un amour d’oblation qui se sacrifie. Quels nombreux dommages cette lecture d’évangile entraîne !
À l’opposé, une fois que tendre l’autre joue est reçue comme une invitation à faire preuve d’un à propos et d’une créativité tels qu’on fait déboucher le cambriolage sur l’issue la plus juste et bonne possible, disparait alors l’opposition entre réalisme et évangile ; les deux s’articulent très bien. Tant dans la gestion constructive des conflits que dans l’évangile de la joue tendue, le défi est de parvenir à mobiliser toutes ses facultés pour trouver le meilleur moyen d’arrêter effectivement ce cambriolage. L’Évangile apporte un « plus » dans ce processus d’apprentissage multidimensionnel, notamment en allant à la racine des blocages, dans le regard porté sur l' »ennemi ». « Tends l’autre joue » signifie : regarde-le en frère, rejoins-le au cœur de son humanité, trouve les gestes, paroles et regards qui vont ouvrir sa conscience, établis un contact avec son âme, ne l’enferme pas dans tes jugements, ne te donne pas le droit de le punir. Un policier qui croit avoir reçu un mandat divin pour punir et réprimer les méchants va alimenter l’escalade de la violence. Il obtiendra de meilleurs résultats s’il apprend à intervenir dans l’esprit de protéger les victimes plutôt que de réprimer l’agresseur, et même à déployer ces énergies de protection jusqu’à celui-ci. Une autre croyance à travailler est de nous sentir fort grâce à notre arme, de croire que notre force vient d’elle, de placer notre confiance en elle. À vrai dire, le plus souvent, nous brandissons et agitons une arme plus par peur, dans le stress, que par stratégie bien pensée. Et à quoi cela conduit-il de menacer ainsi un malfaiteur plus violent et plus décidé à l’être que nous ? L’agressivité négative due au stress n’est pas bonne conseillère. Nous avons à être initiés à la gestion des émotions fortes que provoque une pareille situation, et d’abord à la gestion des émotions en amont d’une situation exceptionnelle.
Il y a là tout un programme de vie, un long cheminement d’intégration existentielle de ces divers registres : la lucidité d’un savoir, la compétence d’un savoir-faire et la sagesse d’un savoir-être. Une défense efficace intègre la mobilisation de toutes ces facultés, qui sont des forces non négligeables dans le dénouement heureux d’une crise ! En cas de conflit, l’Évangile peut avoir sa place parmi les diverses ressources stimulant la création à la fois intelligente et généreuse d’alternatives. Jésus a tant de choses à dire au policier qui doit gérer une agression, sur la force véritable qui se joue d’abord dans la bienveillance du cœur, dans l’inventivité de l’imagination, dans la lumière du regard qui renvoie à une confiance fondamentale et à cette force tranquille de celui qui se sait enfant bien aimé du Père-Créateur de tous… Les porteurs de cette interprétation de l’évangile de la joue tendue interpellent les hommes d’Église dans leur ministère d’enseignement de la Parole. Ils aimeraient que le Magistère reconnaisse aujourd’hui plus explicitement que de telles actualisations éclairent les policiers mieux que la parole du cardinal Schönborn qui oppose l’intervention des forces de l’ordre à cette page d’évangile, en disqualifiant cette dernière.
Extrait de mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence, p. 260.
Bon ramadan, sœurs et frères musulmans. Bon carême, sœurs et frères chrétiens.
Je nous souhaite de vivre le carême non par obligation ni par plaisir, mais poussés du dedans, comme un appel à nous recentrer sur l’essentiel. Je nous souhaite de plonger dans le dépouillement du carême par une motion intérieure, une décision libre et autonome, comme celle de Jésus quand il s’exclame : « Ma vie, nul ne la prend, je la donne ». Et quelle surprise quand elle lui sera redonnée plus encore !
J’ai envie de vivre le carême car j’ai envie d’être en mesure de suivre quelque peu la plongée de Jésus dans le dépouillement extrême, dans cette Pâque-passage où tout semble perdu, où Plus encore est finalement donné.