Soyez les bienvenus à ce colloque, le 11 juin, à Paris (j’y prendrai part).
La guerre en Ukraine et les tensions persistantes dans les Balkans et dans le Caucase nous invitent à repenser à nouveau la sécurité en Europe. C’est pourquoi, lors de ce colloque, nous voulons découvrir la réflexion ‘Repenser la sécurité (Rethinking Security)’ lancée et portée par l’Église protestante de Bade, en Allemagne, depuis 2019.
Convaincus avec le Pape François que « toute guerre laisse le monde pire que dans l’état où elle l’a trouvé […], elle est toujours un échec de la politique et de l’humanité, une capitulation honteuse et une déroute devant les forces du mal », convaincus avec Gandhi que « la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence », nous nous interrogerons sur la façon de faire aujourd’hui de la non-violence active le cœur d’un projet de société européenne – en recherche de sécurité commune – encourageant la résistance non-violente civile – engagé pour une paix préventive et juste – faisant preuve d’un réalisme politique courageux.
Dès le IVe siècle, le traditionnel conflit de devoirs est posé par Ambroise de Milan : ou bien le chrétien observera le précepte selon lequel il doit s’abstenir de toute violence mais il manquera à l’obligation qui est la sienne de venir en aide à la victime de l’agression injuste, il deviendra alors complice de l’injuste agresseur ; ou bien il mettra sa force à la disposition de la victime de l’injustice et il manquera au précepte de non-violence contenu dans l’Évangile.
Nous avons les moyens aujourd’hui de sortir de ce dilemme très mal posé, au regard des actuelles ressources en gestion des conflits. Voir le schéma ci-dessous.
La meilleure défense possible n’est pas dans la contre-agression ni dans la passivité, elle est dans une mobilisation de nos meilleures forces vives (CD juste, CV et NE…) à même de réguler la violence des individus et d’optimiser les sorties de crise. « Renoncer à l’usage de la force » est une formule inadéquate qui crée le dilemme entre force (sous-entendue violente) ou non-force (sous-entendue non-violente ; à vrai dire, passivité). Le défi est d’optimiser le déploiement des forces sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., qui font effectivement reculer le seuil des violences légitimées en dernier recours.
C’est dans le régime du « oui à la non-violence autant que possible mais il faut bien la violence en dernier recours » que les doctrines de la guerre juste ont aménagé les exceptions, étudié la licéité de la guerre dans certains cas, avec l’intention d’éclairer les politiciens à partir de la morale. C’est dans un mouvement très différent du « non seulement la fin juste mais déjà et encore des moyens non piégés par la violence » que les théologies de la paix juste s’intéressent à débloquer nos potentiels de créativité quand nous excluons les moyens violents : ouvrir les possibles et inventer les alternatives qui font effectivement reculer le seuil fatal du conflit basculant dans une violence sans retour. Tant de batailles sont gangrenées par le mal qu’elles prétendent combattre. Tant de violences justifiées en tant que « moindre mal » sont à vrai dire un mal qui se rajoute au premier, un « double mal ». Tandis que les théologiens d’antan s’intéressaient aux exceptions de légitime violence, que l’on doit bien accepter dans ce monde corrompu par le péché (la fin juste justifiant in fine les moyens violents, à titre de moindre mal), les porteurs du nouveau paradigme soulignent avec Gandhi la cohérence entre fin et moyen et s’intéressent au mécanisme inverse, à la manière dont des moyens injustes corrompent les fins et les rendent finalement injustes. La fin valant ce que valent les moyens, ils se concentrent sur les conséquences nécessairement impliquées par le jeu même des moyens mis en œuvre, et surtout ils apprennent comment déjouer les pièges diaboliques de la violence aussi glissante qu’une planche-à-savon très penchée, qui entraîne irrésistiblement les belligérants vers une riposte toujours plus aveugle.
Extrait de mon article à paraître dans les Actes du Colloque sur les paix justes, tenu à la Catho de Paris, 10-12 mars 2022.
Voici ce qu’un ami a écrit sur sa page FB : « Tant qu’on est en situation de pouvoir se défendre et de se faire comprendre par la parole ou la non-violence, autant les utiliser le plus possible. Il n’en demeure pas moins que, dans un certain nombre de cas, la légitime défense se justifie. L’usage de la force s’avère nécessaire dans certains cas. Si ma patrie et/ou ma famille, étaient violemment attaquées, je n’hésiterais pas à les défendre. Ce serait même mon devoir. »
Une telle réflexion comporte, selon moi, plusieurs schémas implicites à déconstruire, ce que je m’attache à faire depuis une dizaine de posts à ce propos (pour les lire, rassemblés : https://etiennechome.site/category/politique/nv/).
Devoir de défendre ma famille, bien sûr ; la bonne question est : comment le fait-on au mieux ? On n’arrête pas d’apprendre cet art… Usage de la force, en légitime défense ? Bien sûr ; la difficulté est de discerner où passe la ligne séparant force de légitime défense et violence. Et surtout le défi est d’apprendre à déployer cette force véritable, qui n’est pas violence. La première se justifie, la deuxième non.
Il y a tellement mieux à faire que de justifier nos exceptions à la non-violence (démarche des doctrines étudiant les licéités de la guerre juste) : apprendre à déjouer les pièges diaboliques de la violence (démarche des doctrines de la paix juste). Or, la dynamique conflictuelle est aussi glissante qu’une planche-à-savon très penchée, sur laquelle la violence nous entraîne irrésistiblement vers les enfers, en nous réduisant à une riposte toujours plus aveugle.
Dans une grave crise, nous perdons vite les pédales, en faisant exactement le contraire des bons gestes qui sauvent, comme quand nous nous noyons et coulons la personne qui vient nous aider. Pris à la gorge, nous oublions bien vite les beaux principes dégoulinant de bonté. Voilà pourquoi des personnes engagées dans la non-violence active comme Jean Goss considèrent décisif de décider explicitement et en amont des combats d’exclure tout moyen violent. Le fait de poser ainsi ce choix en conscience contribue à débloquer son potentiel de créativité pour une gestion du conflit la plus constructive possible. C’est en ouvrant les possibles qu’on échappe à l’enfer, c’est en créant des possibles, à côté de la planche-à-savon, qu’on optimise la fécondité de la légitime défense !
Comment, en cas d’agression, optimiser nos chances de déjouer la violence? Comment mettre la violence hors d’état de nuire par des forces qui relèvent d’un autre registre que la violence ? C’est ce qu’enseigne à faire par exemple l’aïkido (do signifie voie, méthode en japonais) en quatre phases : l’absorption, l’entrée, le déséquilibre et l’immobilisation ou la projection. L’aïkidoka (personne qui pratique cet art) commence par absorber l’énergie dégagée par l’agresseur en s’esquivant par un pivot, en ouvrant un champ qui modifie la cible ou la trajectoire de l’attaque. Puis il prend la conduite des opérations, d’un côté il s’avance et consolide sa stabilité autour de son centre de gravité, de l’autre, il dévie la force de l’attaquant et l’exploite afin d’entraîner son déséquilibre. L’aïkidoka exploite l’énergie de l’agresseur non pas contre lui mais pour empêcher l’agression de parvenir à ses fins. C’est l’énergie de l’agresseur qui sert à réaliser le mouvement. Plus on est expérimenté, moins on dépense ses propres forces et plus on exploite intelligemment celles de l’autre, en connaissant les lois de la gravité, de l’inertie et des leviers.
L’aïkidoka neutralise et dissuade l’agression, démarche très différente des « sumos [qui] cherchent à impressionner l’adversaire, à l’hypnotiser, à l’empoigner et à le balancer hors du cercle ». S’entraîner chaque semaine à l’aïkido est une piste parmi bien d’autres. De nombreuses organisations non-violentes proposent des stages pratiques sur les moyens de sortir de la violence. En guise d’exemple, une semaine de stage intensif consacré entièrement aux parades pertinentes contre une agression en rue ne suffit pas à explorer le champ des possibles, les alternatives au coup de sang chaud et à la peur qui paralyse. Les stagiaires apprennent comment garder leurs moyens, accéder à toutes leurs ressources, intégrer les bons gestes, qui commencent par les bonnes dispositions d’esprit, les énergies « pour » (et non « contre » ou « sur »). Ils apprennent à repérer les réflexes contreproductifs en crise (qui alimentent les logiques de contre-violence / de passivité) et aussi à s’exercer hors crise aux gestes et paroles les plus à même d’enrayer la spirale de la violence . On n’a jamais fini d’approfondir l’acquisition des bonnes compétences et leur renforcement au moyen d’entrainements réguliers.
Le déficit n’est pas d’abord doctrinal, il est pratique et méthodologique. La force est dans la méthode et dans les exercices. La compétence de ne pas se laisser trop vite enfermer par la fatalité du dernier recours s’acquiert et requiert des années de pratique, bien avant le jour funeste de l’agression. Personne n’a fini d’apprendre à surmonter ses réflexes, à saisir comment, quand et où le conflit est en train de déraper dans la violence, comment, quand et où celle-ci peut être déjouée. Dès lors, la problématique contemporaine telle que posée par les praticiens de la non-violence active n’est pas tant de justifier des exceptions à la règle morale que de trouver les méthodes et les moyens à la hauteur des principes moraux. Sans tout ce travail de création des possibles entre céder ou se battre violemment, on en arrive si vite à la nécessité du dernier recours ! À vrai dire, le scénario le plus courant de la légitime défense violente n’est pas celui du dernier recours réfléchi : pris de court par l’agresseur, on court à la violence comme on attrape une bouée de secours. L’histoire donne bien des exemples de pacifistes qui, par un mouvement de bascule, tombent de Charybde en Scylla : une non-violence incapable de défense fait le lit d’une défense qui en vient trop vite à la violence . L’incapacité à gérer un affrontement est complice de la violence.
Extrait de mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence, p. 256.
Mettre le jeu de pouvoir hors d’état de nuire par une initiative qui relève d’un autre registre, comme l’aïkido (do signifie voie, méthode en japonais) l’apprend en cas d’agression physique. Cet art martial ne rend pas coup pour coup (ce qui alimente le cycle des coups), il répond au coup de pied par un contre-pied qui fait perdre pied. Quel pied : désarçonner et désamorcer le coup, ça vaut le coup ! Ses techniques de self-défense et non de contre-attaque enseignent comment contrer l’agression, sans se faire piéger par l’agressivité et sans entrer dans la dynamique contagieuse de la violence.
Imaginons un homme qui s’élance, l’épaule en avant, pour enfoncer une porte. Surprise, la porte s’ouvre au moment même de l’impact et on « aide » l’homme déséquilibré à tomber par terre ! L’aïkido opère un renversement de situation : l’attaquant s’attend à rencontrer une résistance, il rencontre le vide et son déséquilibre est immédiatement amplifié jusqu’au tapis. C’est donc l’énergie de l’agresseur qui sert à réaliser le mouvement. Plus on est expérimenté, moins on dépense ses propres forces et plus on exploite intelligemment celles de l’autre, en connaissant les lois de la gravité, de l’inertie et des leviers. Les meilleurs aïkidoka (pratiquants de cet art) ne sont pas les plus forts physiquement : les grands maîtres ont largement dépassé l’âge de la retraite, et il ne fait pas bon s’attaquer à eux, même à plusieurs. C’est tout en rondeur que l’esquive et le déséquilibre conduit l’assaillant au tapis. L’aïkidoka ne se bat pas contre mais avec lui, jusqu’à ce qu’il renonce devant l’inutilité de sa force physique, qui ne rencontre que le vide.
Ce savoir-faire a été mis au point, il y a quelques siècles en Chine, par des moines itinérants qui cherchaient à concilier le double impératif de 1) ne pas ôter la vie humaine, 2) être à même de parer tous les coups possibles d’un agresseur, y compris d’un guerrier armé d’une épée (les moines employaient alors un bâton, le jō). La démarche cherche à concilier éthique et nécessité stratégique de ne pas laisser faire un agresseur. En s’en inspirant, il est possible d’apprendre comment court-circuiter les jeux de pouvoir que l’autre essaie d’exercer sur nous, sans nous-mêmes utiliser les mêmes jeux de pouvoir.
Extrait de mon livre Le nouveau paradigme de non-violence, p. 163.
Le cardinal viennois Christoph Schönborn (1945- ) a écrit en 2003 : « Le policier qui barre la route au cambrioleur dans une banque, n’a pas le droit de lui tendre l’autre joue. Il doit l’arrêter, à l’aide de son arme s’il le faut. J’ai le droit de me défendre par des moyens légitimes contre un tort qui m’est fait. Mais la question de Jésus vise notre cœur : réclames-tu ton droit avec des sentiments de vengeance ? » Son commentaire est typiquement augustinien : l’évangile de la joue tendue en appelle à une non-violence de cœur, qui oriente les esprits, qui inspire, mais pas à une non-violence en actes. On doit dans certaines situations être violent mais avec une intention droite et sans sentiment de vengeance. Une telle pensée pense la force policière en contradiction avec la joue tendue, à cause du fait qu’elle range exclusivement cette page d’évangile du côté d’un amour d’oblation qui se sacrifie. Quels nombreux dommages cette lecture d’évangile entraîne !
À l’opposé, une fois que tendre l’autre joue est reçue comme une invitation à faire preuve d’un à propos et d’une créativité tels qu’on fait déboucher le cambriolage sur l’issue la plus juste et bonne possible, disparait alors l’opposition entre réalisme et évangile ; les deux s’articulent très bien. Tant dans la gestion constructive des conflits que dans l’évangile de la joue tendue, le défi est de parvenir à mobiliser toutes ses facultés pour trouver le meilleur moyen d’arrêter effectivement ce cambriolage. L’Évangile apporte un « plus » dans ce processus d’apprentissage multidimensionnel, notamment en allant à la racine des blocages, dans le regard porté sur l' »ennemi ». « Tends l’autre joue » signifie : regarde-le en frère, rejoins-le au cœur de son humanité, trouve les gestes, paroles et regards qui vont ouvrir sa conscience, établis un contact avec son âme, ne l’enferme pas dans tes jugements, ne te donne pas le droit de le punir. Un policier qui croit avoir reçu un mandat divin pour punir et réprimer les méchants va alimenter l’escalade de la violence. Il obtiendra de meilleurs résultats s’il apprend à intervenir dans l’esprit de protéger les victimes plutôt que de réprimer l’agresseur, et même à déployer ces énergies de protection jusqu’à celui-ci. Une autre croyance à travailler est de nous sentir fort grâce à notre arme, de croire que notre force vient d’elle, de placer notre confiance en elle. À vrai dire, le plus souvent, nous brandissons et agitons une arme plus par peur, dans le stress, que par stratégie bien pensée. Et à quoi cela conduit-il de menacer ainsi un malfaiteur plus violent et plus décidé à l’être que nous ? L’agressivité négative due au stress n’est pas bonne conseillère. Nous avons à être initiés à la gestion des émotions fortes que provoque une pareille situation, et d’abord à la gestion des émotions en amont d’une situation exceptionnelle.
Il y a là tout un programme de vie, un long cheminement d’intégration existentielle de ces divers registres : la lucidité d’un savoir, la compétence d’un savoir-faire et la sagesse d’un savoir-être. Une défense efficace intègre la mobilisation de toutes ces facultés, qui sont des forces non négligeables dans le dénouement heureux d’une crise ! En cas de conflit, l’Évangile peut avoir sa place parmi les diverses ressources stimulant la création à la fois intelligente et généreuse d’alternatives. Jésus a tant de choses à dire au policier qui doit gérer une agression, sur la force véritable qui se joue d’abord dans la bienveillance du cœur, dans l’inventivité de l’imagination, dans la lumière du regard qui renvoie à une confiance fondamentale et à cette force tranquille de celui qui se sait enfant bien aimé du Père-Créateur de tous… Les porteurs de cette interprétation de l’évangile de la joue tendue interpellent les hommes d’Église dans leur ministère d’enseignement de la Parole. Ils aimeraient que le Magistère reconnaisse aujourd’hui plus explicitement que de telles actualisations éclairent les policiers mieux que la parole du cardinal Schönborn qui oppose l’intervention des forces de l’ordre à cette page d’évangile, en disqualifiant cette dernière.
Extrait de mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence, p. 260.
Des femmes d’un bidonville de Medellin, capitale de la Colombie, demandèrent à plusieurs reprises à leur maire de prolonger les canalisations d’eau jusque dans leur quartier. Elles reçurent plus d’une fois des promesses mais sans jamais de suite. Elles se réunirent un jour, sous la houlette de certaines qui avaient suivi un séminaire sur la non-violence active, animé par Jean et Hildegard Goss. Elles décidèrent d’intensifier leur lutte mais de manière non-violente, c’est-à-dire en décidant explicitement quoi qu’il arrive, d’exclure tout moyen violent, qui dégrade autant celui qui les subit que celui qui les commet. Elles formèrent des groupes de 10 femmes, chacune avec son plus petit enfant. Le premier groupe alla à la place centrale de la ville, où une très belle fontaine déversait ses eaux abondantes. Elles se mirent à baigner leur bébé dans les flaques d’eau, à côté de la fontaine. Des femmes de la classe moyenne intervinrent, choquées, ce qui permettait au groupe de leur expliquer le manque d’eau propre dont elles souffraient et l’indifférence des autorités. La police les emmena au poste mais elles étaient suivies par un deuxième groupe, qui faisait de même. La police devait revenir pour les chasser, et ainsi de suite. Au 5ème groupe, un policier énervé leva sa matraque pour frapper une femme. Mais une femme riche lui saisit le bras, l’immobilisa en l’interpellant : « si ta femme vivait là-haut comme ces femmes, est-ce que tu la frapperais ? » À partir de là, des femmes des classes moyenne et supérieure se joignirent aux femmes des bidonvilles et ensemble, elles retournèrent s’adresser à l’administration. Une solution fut trouvée, où chacun faisait un pas vers l’autre. Les nombreux hommes sans travail des bidonvilles creusèrent les tranchées et la municipalité finança l’adduction d’eau.
L’Équipe d’Études sociales, économiques et politiques de l’ICJM organise une session de formation pour tous Mauriciens désireux de penser ensemble et de poser, ensemble, des pistes de réflexion et d’engagement face aux injustices prévalant au sein de notre société mauricienne.Animée par le Dr. Étienne Chomé, professeur belge, coach et consultant en entreprise, cette session s’articulera autour de la méthode D-I-A-P-O-S : il s’agira, outre d’acquérir des connaissances, de développer des compétences en vue de renforcer la résilience citoyenne des Mauriciens et de faire émerger une conscience forte en faveur d’un meilleur-vivre-ensemble au sein de la République de Maurice, une et plurielle.Nous risquant à rêver ensemble, il s’agira, surtout, de continuer à créer des ponts, à bâtir des passerelles, à réunir des Mauriciens de tous horizons religieux et culturels, milieux socioprofessionnels et « backgrounds » académiques, Citoyens de Maurice de tous sexes et âges. Et ce, afin qu’ensemble, au moyen de ce séminaire, chacune, chacun, et tous puissent dégager et développer des pistes pour mieux être présents et engagés face à tous les enjeux qui nous attendent tous pour l’avenir de nos enfants et le devenir de notre société.Nous demeurons convaincus qu’en osant rapprocher les personnes et les communautés, quelles qu’elles soient, cette méthode D-I-A-P-O-S peut propulser les participants sur une voie nouvelle où chacun portant sa différence rencontrera son concitoyen, également porteur de différences, afin de penser et agir ensemble. L’horizon d’une société plus juste, plus écologique et plus inclusive nous attend : c’est la République de Maurice.
Comprenant que la joue tendue (Mt 5,38-42) est un appel à ne pas résister, à renoncer à ses droits propres, à supporter patiemment l’injustice, les coryphées de la Tradition ont été obligés de limiter la non-violence évangélique du mieux qu’ils pouvaient :
1) Oui à l’esprit évangélique mais en assurant une défense efficace, pense Augustin. Alors que l’Église devient religion officielle de l’Empire, il organise la solution intériorisante qui distingue les actes des intentions : les commandements de Mt 5,38-42 adressés à tous ne nous enseignent pas le comportement à avoir mais seulement « l’esprit » dans lequel nous devons nous défendre. Ces textes ne disent pas : « laissez les méchants faire » mais bien « corrigez les méchants, tout en les aimant pleinement, dans l’intention droite de votre cœur ».
2) Oui à la joue tendue mais pas pour tous, se dit Thomas d’Aquin, en reflétant bien l’esprit de son temps. À l’époque médiévale qui marque nettement les différences entre les clercs et les laïcs, Mt 5,38-42 s’applique différemment aux uns et aux autres : commandement pour ceux qui ont tout quitté pour témoigner anticipativement du Royaume, conseil de perfection subordonné au devoir de défendre son prochain pour ceux qui ont la charge de protéger leur famille, leur entreprise, leur pays. Les religieux peuvent témoigner de cet amour radical qui va jusqu’à donner sa vie pour son ennemi, tandis que c’est en défendant leurs proches que les laïcs exercent leur vocation d’amour. C’est la solution de la vocation personnelle et libre.
3) Oui à ce précepte impossible mais par grâce et seulement pour les chrétiens dans leurs relations interpersonnelles, affirme Luther. La Réforme protestante se centre sur le Sauveur, seul apte à donner la grâce d’accomplir ce qu’il demande en Mt 5,38-42. C’est la solution christologique. Mt 5,38-42 énonce des commandements pour tout chrétien, qu’il soit clerc ou laïc. Mais ils valent seulement dans le rapport de chrétien à chrétien, honorant le Royaume de Dieu qui vient en Christ. Ils ne valent pas, comme tels, pour les gouverneurs, les juges, les dirigeants économiques dans l’organisation de la Cité.
Ces trois théologies qui expriment l’idéal de la société dans laquelle elles sont produites, s’accordent sur le schéma : oui autant que possible aux préceptes évangéliques de non-violence en Mt 5,38-42 mais il faut en limiter les destinataires et/ou le caractère obligatoire et/ou la portée du champ d’application, vu la nécessité de protéger les innocents contre la violence et de résister à l’injustice. D’où le dilemme qui s’est posé à toute pensée chrétienne au cours de ces deux millénaires, entre d’une part le devoir d’assistance et de protection de son prochain et d’autre part la fidélité à la non-violence prônée par Jésus dans ses paroles comme dans ses actes. Ambroise de Milan parle déjà au IVe siècle de ce conflit de devoirs pour tout chrétien, que le jésuite Joseph Joblin reprend : ou bien il observera le précepte selon lequel il doit s’abstenir de toute violence mais il manquera à l’obligation qui est la sienne de venir en aide à la victime de l’agression injuste (cela sous peine de devenir complice de l’injuste agresseur) ; ou bien il mettra sa force à la disposition de la victime de l’injustice et il manquera au précepte de non-violence contenu dans l’Évangile.
De nos jours, les ressources en gestion des conflits révèlent que ce dilemme est très mal posé. Voir le schéma ci-dessous : quitter le dilemme traditionnel car la meilleure défense possible n’est pas dans la contre-agression ni dans la passivité, elle est dans une mobilisation de nos meilleures forces vives et une optimisation des ingrédients dénouant effectivement la crise. Et, côté Évangile, si on comprend que la joue tendue est un appel à résister, à se battre contre l’injustice en prenant une initiative déroutante qui ne tombe pas dans le piège de la contre-violence, mais qui enraye effectivement la domination, alors devient possible une théologie de la paix juste intégrant tant les trésors de l’Évangile que les savoir-faire en gestion constructive des conflits. Voir mon livre La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence.
Voici les premières lignes de mon livre Le nouveau paradigme de non-violence :
Est-il possible de contrecarrer efficacement la violence par d’autres moyens que la violence ? Comment peut-on exercer le « droit » de légitime défense, sans être entraîné par les redoutables pièges d’une confrontation conflictuelle, sans se faire complice de la violence de l’agresseur ? Cette question se pose-t-elle différemment aux individus dans leurs relations interpersonnelles qu’aux sociétés humaines dans leurs relations internationales ?
Assurément, prendre ses responsabilités au cœur de ce monde violent, c’est assumer une part de combat qui exige de la force. L’amour sans pouvoir est impuissance. L’autorité sans sanction est laisser-faire. La passivité est le pire des scénarios conflictuels, l’impunité le terreau des pires abus de pouvoir. Aimer quelqu’un, ce n’est pas le laisser faire du mal. Cependant, à l’autre bout, combien de colères et de guerres « saintes » sont gangrenées par le mal qu’elles prétendent combattre ? Où passe la ligne de démarcation entre le pouvoir de domination, germe de la violence destructrice, et les forces légitimes, fondées sur le droit, respectueuses des personnes et à même de construire la justice dans l’amour ?
« Violence » et « non-violence » sont deux concepts opératoires qui cristallisent un changement de paradigme. L’intérêt du terme « violence » est de faire reculer la ligne du « moindre mal » toléré. À la fin du XXe siècle, « violence » est devenu un concept opératoire, servant au sein d’un groupe humain à stigmatiser pour mieux ostraciser les pratiques qui ont perdu en honorabilité, légitimité et nécessité. Par exemple, aux « pays des droits de l’homme », il était toléré – il n’y a pas si longtemps – que, pour juguler l’indiscipline de son enfant, un parent use du martinet ou l’enferme dans la cave sans lumière pendant toute une nuit. Ces pratiques ayant franchi le seuil de l’inacceptable, aujourd’hui, au nom des droits de l’enfant, des pays disent non aux châtiments corporels comme moyen éducatif. L’intérêt du concept opératoire est de mobiliser le groupe : le comportement qui choque dorénavant les consciences parce qu’il est devenu humainement indigne, ne sera mis au ban de la société qu’à travers des changements de mentalités et une longue maturation sur les plans moral, culturel et psychologique, puis politique, par une législation qui met hors-la-loi l’acte qualifié de « violent », puis juridique, par l’application de la loi assortie de sanctions qui mettent effectivement chaque membre du groupe devant ses responsabilités.
Un éducateur qui frappe un enfant est aujourd’hui désapprouvé et sanctionné, aussi droite que soit son intention, aussi juste que soit sa cause. En fait, son coup est l’expression d’une tragique impuissance : s’il est suffisamment formé à la gestion des conflits, il trouvera d’autres ressources que la violence physique, pour exercer une autorité ferme et obtenir le respect effectif des règles. L’intérêt du principe de non-violence est d’officialiser une limite claire et précise pour tous : « Quelles que soient la fin poursuivie et les circonstances atténuantes, la violence physique à l’égard d’un enfant est une erreur et une errance contreproductive. Elle est injustifiable, elle est interdite. » Une fois que le moyen est reconnu comme intrinsèquement mauvais, les alternatives dites « non-violentes » qui existent bel et bien s’imposent. Le « non » de « non-violence » a valeur de STOP à la violence. C’est bien plus qu’une négation, c’est un « non » de rupture et de combat, un « non » mobilisateur dans le refus de la fatalité de la violence. Cette dynamique est ainsi d’une grande fécondité pratique pour faire reculer des coutumes qui avaient été tolérées jusque-là, à titre de moindre mal. Cette dynamique marque aussi les relations internationales, même si elle y est moins facilement appréhendable : les violences des États, liées à leur sacrosainte souveraineté et raison d’État, reculent à mesure que les groupes humains parviennent à leur retirer leurs diverses formes d’honneur, de justifications idéologiques et de nécessité incontournable. Y a-t-il encore des guerres justes ? En tous les cas, les consciences saisissent toujours mieux le rôle du mensonge et de la propagande dans les guerres justifiées !
L’hypothèse au départ de cet essai est que cette capacité des hommes à progressivement mettre hors-la-loi la violence donne lieu à un nouveau paradigme de pensée, qui se ramasse en une formule : le défi de notre temps est d’apprendre comment exercer la force sans la violence. Dans la compréhension de ce nouveau paradigme, le philosophe militant Jean-Marie Muller, né en 1939, trace en premier de cordée francophone : « Le non que la non-violence oppose à la violence est un non de résistance. La non-violence est certes abstention, mais cette abstention exige elle-même l’action. […] Il s’agit, à partir de la réalité des violences que nous avons l’habitude de considérer comme nécessaires et légitimes, de créer une dynamique qui vise à les limiter, les réduire et, pour autant que faire se peut, à les supprimer. Il existe une réaction en chaîne des violences économiques, sociales, politiques et policières qu’il est impossible d’interrompre dès lors qu’à un moment ou un autre de ce processus, la violence se trouve légitimée. Pour rompre la logique de la violence, il faut créer une dynamique politique qui inverse le processus du développement violent des conflits. C’est cette dynamique que la philosophie politique de la non-violence nous invite à mettre en œuvre. »
Ci-dessous le cadre conceptuel que j’ai inventé pour baliser le chemin : quitter la ligne horizontale du dilemme mal posé pour poser une double verticale : où passent les lignes démarquant d’une part violence (colonne 1) et passivité, son complice (colonne 4) et d’autre part forces non-violentes du droit (colonne 2) et de l’amour (colonne 3) ? Puis comment augmenter les colonnes 2 et 3, en vidant toujours plus les 1 et 4 ?