L’intelligente résistance de Solidarnosc

Extrait de mon livre Le nouveau paradigme de non-violence, p. 219 :

En Pologne, le KOR (Komitet Obrony Robotników, comité de défense des ouvriers) et le mouvement Solidarnosc ne sont pas tombés dans le piège des dirigeants soviétiques qui attendaient la violence du syndicat polonais et qui ont même cherché à la provoquer, pour légitimer l’envoi des chars massés à la frontière, ainsi chargés d’écraser la rébellion. Après le coup de force du général Jaruzelski, en décembre 1981, la presse officielle de la République populaire de Pologne a traité Lech Walesa et les militants de Solidarnosc de « terroristes », mais personne ne fut dupe sur l’origine de la terreur. Et tout l’art de la résistance a été de se battre dans une confrontation indirecte, en évitant les erreurs de l’insurrection de Budapest en 1956, spontanée et au grand jour. Dans les souterrains, pendant de longues années, il a fallu organiser la société civile, construire le pouvoir des citoyens, créer des solidarités, sans jamais offrir le moindre prétexte justifiant l’intervention des forces de l’ordre de la pax sovietica. « Si le pouvoir totalitaire est parfaitement armé pour briser toute révolte violente, il se trouve largement désemparé pour faire face à la résistance non-violente de tout un peuple qui s’est libéré de la peur. […] Ainsi donc, la non-violence dont les esprits doctrinaires professent qu’elle fait le jeu des régimes totalitaires, s’avère en réalité la mieux appropriée pour les combattre » (Muller Jean-Marie, La nouvelle donne de la paix, 1992). 

Inventer l’initiative permettant de sortir du conflit par le haut

Un samedi soir, je suis attablé avec trois de mes amis dans un estaminet. Au comptoir, chahutent des Marins de la US Navy, dégustant leur permission de sortie. L’un d’entre eux, particulièrement musclé, provoque des escarmouches. Il a manifestement besoin de se défouler. C’est clair qu’il a envie d’en découdre. Après une demi-heure, il vient vers nous et insulte nos mères belges, espérant une riposte couillue pour enfin lancer la bagarre. J’avais vu venir la provocation et j’étais très conscient qu’il ne fallait surtout pas me laisser emmener sur son aire de jeu, sur le terrain où il est le plus fort. Je me lève, entraînant mes amis ainsi que les autres fêtards de la taverne dans un chant populaire de chez nous et dans une farandole communicative qui intégra tous les Marins : une ronde endiablée, à la mode bien de chez nous !  

Elle me l’avait toudi promi
Une belle petite gayole
Une belle petite gayole
Elle me l’avait toudi promi
Une belle petite gayole
Pour mettre em’ canari

Troulala troulala, troulalalalaire.
Troulala, troulala, troula troulala.

M’canari quand toi toudi
Mon dieu que chu bé mi
Mon dieu que chu bé mi
M’canari quand toi toudis
Mon dieu que chu bé mi
Dans cette p’tite gayole ci

Troulala…

On dit qu’les Namurois sont lents
Mais quand ils sont dedans
Mais quand ils sont dedans
On dit qu’les Namurois sont lents
Mais quand ils sont dedans
Ils y sont pour longtemps

Troulala…

À votre santé. Dégustons ensemble,
sans laisser l’agresseur tirer profit de sa violence,
en inventant l’initiative qui permet de sortir du conflit par le haut !

Résister sans riposter, sans rendre coup pour coup

 « La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d’employer l’esprit à le justifier » (Jean Guéhenno).

Le vrai courage est de résister à l’envahisseur par d’autres moyens que les siens. « On vous a dit : Œil anti œil et dent anti dent. Moi, je dis : Ne vous anti-posez pas » (Mt 5,38-39a) ; ἀντιστῆναι / antistènai est un terme militaire : se placer en face pour lutter, se dresser contre, s’opposer à, comme deux fronts d’armées se faisant face. Moi, je vous dis de ne pas jouer le jeu du méchant, de ne pas le laisser vous enfermer dans ce face-à-face. Moi, je vous dis de résister mais sans riposter, sans rendre coup pour coup, sans utiliser les mêmes armes que celui qui vous fait du mal. Suivent en Mt 5,39b-41 trois exemples incisifs qui mélangent subtilement bon droit et abus de pouvoir. À chaque fois, Jésus propose une initiative déroutante qui retourne le système injuste contre lui-même, ce qui a pour effet de le subvertir de l’intérieur. Cocktail détonant  qui concilie amour des personnes ET fermeté de la justice ET dynamique d’une sortie Win-Win par le haut.

Pays sages, oyez, oyez…

Mobutu paya en monnaie de singe

À la fin de son règne, Mobutu Sese Seko faisait venir d’Ostende des avions remplis de ce nouveau billet de cinq millions de Zaïre, qu’il faisait descendre dans la population par toutes les personnes complices de son régime corrompu, notablement par la solde des militaires.  La population appelait ce nouveau billet « MOKOMBOSO », qui désigne en lingala un singe de la famille des chimpanzés. Un refus de masse a pu être organisé, notamment au départ à partir de petits groupes engagés dans la désobéissance civile non-violente. Ainsi, après s’être concertées, toutes les mamans d’un même marché adoptaient la même attitude, face aux militaires y venant acheter quelque chose avec ce nouveau billet de banque : « Mon fils, ce billet n’est pas valable, je n’en veux pas. Tiens, prends ces légumes sans payer cette fois, et reviens la prochaine fois avec d’autres moyens de paiement ». Touché dans sa conscience, le soldat revenait à la caserne et touchait à son tour la conscience de son supérieur, qui lui-même faisait remonter le refus de la population d’être payée en monnaie de singe…

Tendre l’autre joue, c’est aimer son prochain ET être lucide sur les injustices du système ET organiser une non-coopération collective mettant efficacement des bâtons dans les roues d’un point précis de ce système injuste.

Réussir une mobilisation collective est un art qui s’apprend

En cliquant sur le lien ci-dessous, vous accéderez à l’article dans lequel je présente la méthode D-I-A-P-O-S, qui est la suite sociopolitique de la méthode C-R-I-T-E-R-E : après avoir appris à gérer mes conflits intérieurs et mes conflits interpersonnels, comment je peux contribuer efficacement à faire tomber les injustices sociétales ?

Bonne lecture !

Le cercle vicieux de la contre-violence

Au rayon des violences, il en est une particulièrement bien habillée. Elle s’appelle violence légitime, celle que nous pouvons justifier, celle que nous nous autorisons lorsque nous réagissons contre l’agression, celle que nous jugeons efficace et nécessaire pour établir la justice ou défendre la liberté. […] Recevant une gifle, je vais chercher spontanément à la rendre, en plus fort si possible. Cette “contre-violence” est une réaction instinctive. Mais elle enclenche un cercle vicieux : en me défendant par la violence, je deviens à mon tour agresseur. En restant dans le même registre, celui de la violence, je me laisse infecter par le mal contre lequel je réagis. Je veux combattre un mal, une injustice. Mais en me trompant de moyens, je suis ce médecin qui soigne une plaie avec des outils infectés par les mêmes microbes. Résultat : au lieu de réparer le mal, je le redouble, je le renforce un peu plus! Non seulement je rate mon but mais je corromps moi-même ma “juste cause”.

La logique de la violence est circulaire. La violence d’un jeune s’enracine dans celle de ses parents, de son milieu, et ainsi de suite. Et la violence devient fatalité, occasion idéale pour chacun de légitimer et justifier sa propre violence. Car, nous le savons, plus on laisse dégénérer la spirale de la violence, plus il est difficile de s’en sortir…

Notre violence s’enracine dans nos peurs de l’autre. Martin Luther King a parlé avec clarté de la “spirale de la violence” : peur => violence  => haine. Ainsi, dans l’insécurité grandissante de leur quartier, à Philadelphia, aux USA, beaucoup de personnes se sont procurées des armes, pour se sentir plus en sécurité. Mais les études de sociologie ont montré que c’est en fait le contraire qui s’est produit. Les gens se sont enfermés dans une psychose collective de peur, jusqu’à ce drame malheureux du père de famille croyant abattre un cambrioleur en pleine nuit et tuant en fait son fils, qui s’était lever pour boire un verre d’eau à la cuisine.

Martin Luther King a dit : “L’ultime faiblesse de la violence est qu’elle est une spirale descendante, engendrant la chose même qu’elle cherche à détruire. Au lieu de diminuer le mal, elle le multiplie. Par la violence, vous tuez le haineux, mais vous ne tuez pas la haine. En réalité, la violence ne fait qu’augmenter la haine… La contre-violence multiplie la violence, ajoutant une plus grande obscurité à une nuit déjà dépourvue d’étoiles. L’obscurité ne peut chasser l’obscurité; seule la lumière le peut. La haine ne peut éliminer la haine; seul l’amour le peut” (extraits d’Étienne Chomé, Le cercle vicieux de la contre-violence, article paru à l’île Maurice le 11 février 2000 et repris complètement ici, au n° 4 :

http://etiennechome.site/outils-pour-de-meilleures-relations-humaines/.

À propos des violences « première classe »

« Plus un homme dispose de pouvoir, de savoir et de richesse, plus il est capable d’habiller sa violence. Il peut s’offrir le luxe de lui donner des formes plus raffinées que le pillage, le vandalisme ou le terrorisme, qui sont les armes des pauvres. Le « méchant », dans les films, quand il en a les moyens, ne salit pas ses « propres » mains. Il confie à ses hommes de main l’exécution de sa violence trop criante. En fait, le plus souvent, les nantis (c’est-à-dire les puissants et/ou les intelligents et/ou les riches) peuvent éviter la violence directe car leurs armes ont pour noms classiques « domination politique », « exploitation économique », « oppression sociale et culturelle ».

Tout l’art des hommes est de déguiser les injustices dont ils profitent. Depuis la nuit des temps, les plus forts parviennent à transformer leur violence directe et interpersonnelle en violence structurelle, impersonnelle. Le truc, c’est de la faire passer dans les mœurs, de camoufler l’exploitation en la logeant dans les coutumes sociales, culturelles, religieuses » (début de l’article d’Étienne Chomé, À propos des violences « première classe », article paru à l’île Maurice le 17 novembre 2000 et repris en n° 2 ici :

http://etiennechome.site/outils-pour-de-meilleures-relations-humaines/.

Trouver la bonne prise pour faire tomber une injustice

Un groupe se mobilisant pour faire tomber une injustice a intérêt à commencer par identifier celle-ci clairement, en la nommant précisément. L’opération n’est point aisée quand les injustices sont liées, dans un système qui est à analyser de manière globale. Néanmoins, à travers cette analyse globale, il est important de choisir un objectif précis, limité, à notre portée, proportionné aux forces dont nous disposons à ce stade. Gandhi maîtrisait l’art des petits pas, en poursuivant de tels objectifs limités. Voulant mettre fin à la colonisation britannique, son groupe choisit en 1930 de faire tomber la taxe abusive sur le sel. Ce fut la première étape d’une longue marche, réussissant une mobilisation croissante de citoyens. La « marche du sel » constitua ce qu’on appelle une « prise » sur le système injuste. Cette prise est d’autant meilleure qu’elle  

– propose un geste facile à poser par le plus grand nombre ;

– porte sur un point où le système manifeste particulièrement son injustice;

– touche à une valeur mobilisatrice, à même de catalyser les volontés dispersées.