Mâter, mater, verbe polysémique

« Une mouche s’était posée sur le pupitre de Katia, les pattes engluées dans une tache d’encre, et plus le poème s’étirait plus la tache autour de la mouche s’élargissait. Un monde inconnu s’ouvrait à la pensée, on pouvait le prolonger à l’infini, écouter ses résonances, c’était donc ça, la culture, avait-elle pensé, une tache bleue qui se dilatait, une source où venait s’abreuver l’imaginaire. On découvrait un univers parallèle, des eaux nous portaient vers des rivages insoupçonnés, on allait vivre enfin, explorer les abysses, voguer d’un courant à l’autre puis s’échouer quelque part, épuisé et ravi. On aurait gardé sur soi les traces du voyage, la clarté pâle de « l’aurore aux doigts de rose » qu’Homère avait offerte au héros aux mille ruses. On allait pouvoir peindre des fresques, dessiner des traits sur un vase, des traits fins, ceux d’un navire, rouge sur fond noir, et Ulysse attaché au mât. Du fond du vase, nos descendants entendraient peut-être un jour monter le chant des sirènes » (Emmanuelle Dourson, Si les dieux incendiaient le monde, p. 127).

L’amour avec mûres et sans mur

« Mais pourquoi fallait-il que le merle noir chante plus tôt que les autres ? Qu’il choisisse la lucarne de sa chambre pour perchoir ? À quatre heures du matin, Jean avait ouvert les yeux, expulsé du sommeil par le chant de l’oiseau – un instrument de torture pour l’homme épuisé. […] Jean avait tenté de se représenter le visage de sa cadette, Albane, d’en faire resurgir chaque détail, depuis le grand épi du front jusqu’au sillon des veines sur la tempe droite en passant par les yeux très grands, très noirs. L’image avait flotté un moment. Il s’était demandé s’il reconnaîtrait sa fille aujourd’hui et son cœur s’était emballé ; il avait compté les années, ça ferait bientôt quinze ans qu’elle était partie, ne laissant comme trace de son existence qu’une carte postale chaque année – quinze cartes rangées dans une boîte à cigares posée sur son bureau, entre un microscope et une encyclopédie entomologique. Quinze cartes de vœux envoyées des quatre coins du monde. Comme si la vie d’Albane s’était résumée à un conte de Noël. Il avait lâché le livre et l’image s’était dissoute. La nuit tremblait derrière la vitre. L’espace entre les rideaux laissait deviner la dérive de nuages floconneux qu’argentait la lune. Par les fentes du châssis, le vent sifflait et déposait sur la tête de Jean un coulis froid. Allongé sur le dos, il était resté immobile, à l’affût des sensations changeantes, tour à tour douces et cuisantes, qui sinuaient dans son corps. Quand elles étaient douces elles réveillaient une ardeur enfouie, comme une eau sourde remonterait en plein désert ; quand elles drainaient la douleur, c’était la peur qui suintait, attisée par le courant d’air nocturne et le souvenir du visage hâve, des yeux immenses de sa fille.
Albane, on l’avait interviewée la veille sur les ondes, il avait entendu sa voix. C’était une bourrasque, cette voix qui revenait du passé et surgissait à l’improviste sans s’annoncer. Il se souvenait de ses accents d’adoration lorsqu’elle était enfant, puis de son timbre rauque le jour où elle avait dit, bien plus tard, Quand vous serez morts, j’irai danser sur vos tombes. Il se demandait à quel moment la fêlure était apparue et l’anxiété oubliée revenait, glacée, une camisole d’inquiétude le figeait sur son lit. Albane était grande pourtant, désormais elle se débrouillait sûrement mieux que lui.
Le journaliste avait fouillé dans nos vies, quelques minutes seulement mais avec acharnement, pour satisfaire les auditeurs, qu’ils sachent comment on réussit, quel milieu et quel concours de circonstances engendrent le génie ou la chance ou les deux, comme si le travail et la ténacité n’y étaient pour rien – les recalés veulent croire qu’une fée se penche sur certains berceaux plutôt que sur d’autres. Jean s’était demandé si, avant de répondre, Albane avait jeté à l’homme le trait assassin de ses yeux noirs, comme avant, lorsque son regard disait à Jean : « Retire ta question, ta question est un mirage, je l’effacerai, je ne veux rien entendre et tu ne peux rien savoir ». Elle gardait les yeux levés vers lui, elle le défiait jusqu’à ce qu’il se détourne puis elle s’en allait et lui, rageur, la laissait s’éloigner en serrant les poings » (Emmanuelle Dourson, Si les dieux incendiaient le monde, 2021).

Se perdre dans trop de souple & ‘in’

« “Une existence sans conflit est une existence d’avare” (René Spitz, psychiatre). L’absence de conflits n’est pas un signe de bonne santé. Un couple qui ne se dispute jamais est souvent malade de ne plus rien avoir à se dire. Le dicton populaire le dit : “Un couple sans histoires est un couple qui n’a pas d’histoire”. Et l’absence de mauvaises herbes ne veut pas nécessairement dire la présence d’un froment à la tige droite, à l’épi lourd de grains. Un groupe est d’autant plus solide qu’il a appris à gérer ses divergences, pas à les éviter, ni à avancer comme des rails de chemin de fer : en parallèle, chacun sur son propre rail.

Le Père Léon (l’Abbé Pierre belge), fondateur de La Poudrière, une communauté de vie à Bruxelles proche d’Emmaüs, faisait remarquer : “Les relations humaines, ce ne sera pas facile. Il y aura des ennuis. Mais par ailleurs, combien de gens pour ne pas avoir d’ennuis, s’ennuient à mort !”. Une relation superficielle ou ennuyeuse est le prix que nous payons de notre manque de vérité. Il ne faut pas confondre désaccord et désamour.

“Si tu veux grandir, use-toi contre tes litiges, ils conduisent vers Dieu. C’est la seule route qui soit au monde” (Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle).

La règle d’or de la communication est qu’au sein de notre groupe, chacun puisse dire ce qu’il vit mal à la bonne personne, 2) au bon endroit et 3) au bon moment. Pour autant que soit posé et garanti en son sein un cadre régulier et privilégié de dialogue, tout groupe dispose des ressources pour s’auto-réguler et régler ses problèmes » (Chomé Étienne, La méthode C-R-I-T-E-R-E pour mieux gérer nos conflits, Presses universitaires de Louvain, p. 31-33).

Fête du 2 novembre

Selon Albert Chapelle, un de mes maîtres de jeunesse, la mort est rupture de rythme, éclatement des temps : cet abrupt qui nous fait tous tomber dans un abîme qui semble séparer les êtres irrémédiablement. La Bible tient à souligner que Dieu n’a pas fait la mort et qu’Il lui a réservé une surprise de taille. En portant le poids de la mort jusqu’au bout de l’Amour, Dieu Père-Mère, Fils et Esprit révèle le surcroît de Vie que la Trinité nous offre gratuitement. La mort est devenue cet hiatus par lequel Dieu nous donne accès à la Vie éternelle ! Pour qui accueille la vie de Jésus, s’y manifeste l’immensité de l’Amour divin et la surabondance de ses éternelle surprise et éternel surcroît…

Vivent nos défunts que nous honorons par cette fête du 2 novembre…

Nous assomme d’être loin de ce que nous sommes

« Un silence s’était fait dans son âme, un de ces abîmes où le monde entier disparaît, sous la pression d’une pensée unique, d’un souvenir, d’un regard » (Gustave Flaubert).

Merci, peu quelconque gusse Flow-Père. Ce matin, ta parole m’a aidé à accueillir en moi une part profondément triste, à partir de cet espace intérieur disposant d’une bien plus large perspective de la Vie. Et la Présence doucement confiante dans cet espace a détendu cette part triste qui a pu alors quitter le centre qu’elle occupait vigoureusement. Enfin, elle et moi, ensemble, main dans la main, nous avons pu continuer d’accueillir ce Souffle de Vie et savourer paix et confiance, jusque dans la perte et le deuil…

Si ça nous assomme
d’être loin de ce que nous sommes,
Ouistiti en moi fait la somme
pour nous souhaiter bons sommes
et ainsi être bien éveillé.es, somme toute !?…

Vanité des vannes-idées

« Il faut lire ‘La Tactique du diable’ de l’écrivain anglais Lewis. L’éducation d’un élève démon par le grand Lucifer » (Stan Rougier).

« On ne peut affronter le scandale de la pauvreté en promouvant des stratégies de contrôle qui ne font que tranquilliser et transformer les pauvres en des êtres apprivoisés et inoffensifs. Qu’il est triste de voir que, derrière de présumées œuvres altruistes, on réduit l’autre à la passivité, on le nie ou, pire encore, se cachent des affaires et des ambitions personnelles : Jésus les définirait hypocrites. Qu’il est beau en revanche lorsque nous voyons en mouvement des peuples et surtout leurs membres plus pauvres et jeunes. Là, on sent vraiment le vent de la promesse qui ravive l’espérance d’un monde meilleur. Que ce vent se transforme en ouragan d’espérance. Tel est mon désir » (Pape François, à la rencontre mondiale des mouvements populaires, 28 octobre 2014).