L’ambiguïté de se désirer

«— Je t’aime, dit le Petit Prince.

— Moi aussi je te veux, dit la rose.

— Ce n’est pas pareil, répondit le Petit Prince. Vouloir, c’est prendre possession de quelque chose, de quelqu’un. C’est chercher chez les autres ce qui peut remplir nos besoins personnels d’affection, de compagnie… Vouloir, c’est chercher à faire nôtre ce qui ne nous appartient pas, c’est s’approprier ou désirer quelque chose pour nous combler, parce qu’à un moment donné, quelque chose nous manque.

Aimer, c’est désirer le meilleur pour l’autre, même s’il a des aspirations différentes des nôtres.

Aimer, c’est permettre à l’autre d’être heureux, même si son chemin est différent du mien. C’est un sentiment désintéressé qui naît d’un don de soi, c’est se donner entièrement à partir de notre cœur.

Quand on aime, on donne sans rien demander en échange, pour le simple et pur plaisir de donner. Mais il est aussi certain que ce don, ce don de soi, complètement désintéressé, ne se fait que quand on connaît. Nous ne pouvons aimer que ce que nous connaissons, parce qu’aimer veut dire se jeter dans le vide, faire confiance à la vie et à l’âme. L’âme ne s’achète, ni se vend. Et connaître, c’est justement tout savoir de toi, de tes joies, de ta paix, mais aussi de tes contrariétés, de tes luttes, de tes erreurs. Parce que l’amour transcende les disputes, la lutte et les erreurs, l’amour, ce n’est pas uniquement pour les moments de joie.

Aimer, c’est la confiance absolue que, quoi qu’il se passe, tu seras toujours là. Non parce que tu me dois quelque chose, non par possession égoïste, mais juste être là, en compagnie silencieuse.

Aimer, c’est savoir que le temps n’y changera rien, ni les tempêtes, ni mes hivers.

Aimer, c’est donner à l’autre une place dans mon cœur pour qu’il y reste comme un père, une mère, un fils, un ami, et savoir que dans son cœur à lui, il y a une place pour moi.

Donner de l’amour ne vide pas l’amour, au contraire, il l’augmente. La manière de donner autant d’amour, c’est d’ouvrir son cœur et de se laisser aimer.

— J’ai compris, dit la rose

— Ne cherche pas à comprendre l’amour, vis-le, dit le Petit Prince » (Antoine de Saint-Exupéry).

Éros, philia, agapé

« Trois mots pour dire l’amour : éros, philia, agapè.

Qu’est-ce qu’éros ? C’est le manque, et c’est la passion amoureuse. C’est l’amour selon Platon : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. » C’est l’amour qui prend, qui veut posséder et garder. Je t’aime : je te veux. C’est le plus facile. C’est le plus violent. C’est le secret de la passion (elle ne dure que dans le manque, le malheur, la frustration). […]

L’amitié ? C’est ainsi que l’on traduit ordinairement philia en français, ce qui n’est pas sans en réduire le champ ou la portée… ; c’est l’amour de bienveillance (aimer l’autre pour son bien à lui). […] C’est le secret des couples heureux, cette bienveillance joyeuse, cette joie bienveillante : vouloir le bien de celui qu’on aime. C’est l’amour selon Aristote et Spinoza.

Agapé ? […] L’amour pour celui qui ne nous manque ni ne nous fait du bien (dont on n’est ni l’amoureux ni l’ami), mais qui est là, simplement là, et qu’il faut aimer en pure perte, pour rien, ou plutôt pour lui, quoi qu’il soit, quoi qu’il vaille, quoi qu’il fasse, et fût-il notre ennemi… C’est l’amour selon Jésus-Christ : amitié universelle, parce que libérée de l’ego, et pour cela libératrice. Ce serait l’amour de Dieu, s’il existe (« O Théos agapé estin », lit-on dans la première épître de saint Jean : Dieu est amour).

Éros, philia, agapé : l’amour qui manque ou qui prend ; l’amour qui se réjouit et partage ;

l’amour qui accueille et qui donne…Ils sont tous les trois nécessaires, tous les trois liés….ce sont trois pôles dans un même champ, qui est le champ d’aimer, ou trois moments dans un même processus, qui est celui de vivre. Éros est le premier, toujours, et c’est ce que Freud, après Platon ou Schopenhauer, nous rappelle ; agapé est le but (vers lequel nous pouvons au moins tendre), que les Évangiles ne cessent de nous indiquer ; enfin philia est le chemin, ou la joie comme chemin : ce qui transforme le manque en puissance, et la pauvreté en richesse »

(André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, morceaux que j’ai choisis entre p. 41 et 50).

Amas doués amadoués

« La conscience est comme le soleil. Quand elle brille sur les choses, elles sont transformées » (Thich Nath Hanh).

« Or la loi de l’âme est radicale : si je ne suis pas proche de moi, je ne le serai de personne et personne ne pourra, impunément m’approcher ! Car l ‘autre reçoit, aussitôt, et même si je crois l’aimer, le reflet radioactif de ma haine de moi – même. L’amour de soi, qui est le fondement de l’amour est une expérience bouleversante, ontologique et mystique. Il ne s’agit pas de l’amour porté à cette personnalité que j’ai réussi à construire. C’est une grande sympathie que j’éprouve pour elle, tout au plus. Non l’amour s’ancre ailleurs. Il s’ancre, d’abord dans la stupéfaction d’être vivant et étrangement dans l’expérience du corps.

Je vous invite à l’instant à frôler cette qualité. Laissez-vous saisir de la stupeur d’être dans un corps, d’être un corps.

Accordez-vous, un instant, de peser de tout votre poids, sans la moindre esquive, de sentir la densité de la matière qui vous constitue, sa concentration, sa secrète dilatation après chaque inspire. À peine j’entre, entière, dans cette sensation qu’une incroyable qualité de présence m’envahit. Surtout ne me croyez pas. Continuez, seulement, de laisser respirer ce qui respire, de sentir le poids de votre corps, Jusqu’à ce que vous ayez rejoint ce qui vous habite.

Il n’y a que le saisissement qui livre passage à l’essentiel. (…) Cette puissance, infiniment supérieure à l’homme et qui, mystère vertigineux, n’est agissante sur terre qu’à travers l’homme qui l’accueille ou le corps qui l’incarne, cette puissance ou mieux cette présence ineffable et fragile, c’est l’amour qui nous fonde » (Christiane Singer, N’oublie pas les chevaux écumants du passé).

Cœurs de chair derrière des cœurs de pierre

« Être, c’est être volé, trompé, abusé, oui, induit en erreur, pris au piège et ensuite bafoué et, malgré toutes ces avanies, regarder tout cela comme rien au fond de vous-mêmes, et sourire… Car vous savez qu’un printemps viendra s’épanouir dans votre jardin, danser dans les feuillages, qu’un automne viendra mûrir vos raisins, et vous savez que si une seule de vos fenêtres s’ouvre à l’est, vous ne serez jamais sans rien. Vous saurez aussi que tous qu’on appelle malfaiteurs, voleurs, escrocs et trompeurs sont vos frères dans le besoin » (Khalil Gibran).

Lire délivre < > Délire l’ivre


« L’amour n’est ni un conte de fées ni un livre. L’amour n’est ni une signature sur un papier ni ce qu’un couple se dit. L’amour est un arbre avec des branches allant bien au-delà du temps dans l’éternité, et des racines profondément ancrées dans la vie éternelle » (Rûmi).

« Après une journée de vent,
dans une paix infinie,
le soir se réconcilie
comme un docile amant.

Tout devient calme, clarté…
Mais à l’horizon s’étage,
éclairé et doré,
un beau bas-relief de nuages.

N’était-il pas, ce verger, tout entier,
ta robe claire, autour de tes épaules?
Et n’as-tu pas senti combien console
son doux gazon qui pliait sous ton pied?

Que de fois, au lieu de promenade,
il s’imposait en devenant tout grand.
Et c’était lui et l’heure qui s’évade
qui passaient par ton être hésitant.

Un livre parfois t’accompagnait…
Mais ton regard, hanté de concurrences,
au miroir de l’ombre poursuivait
un jeu changeant de lentes ressemblances »
(Rainer Maria Rilke, Verger).