De la guerre subie à la guerre menée

« Pendant la Seconde Guerre Mondiale, un soldat russe revint des lignes de combat à la maison, pour une courte pause. Approchant de l’appart où il vivait avec sa femme, il vit un tas de corps empilés dans la rue que des hommes chargeaient sur un camion, en vue de les enterrer. Arrivé tout près, il vit une jambe de femme portant une chaussure qu’il reconnut : c’était sa femme. La prenant dans ses bras, il réalisa qu’elle était encore en vie. Dans l’appart, il en prit soin et elle survécut. 8 ans plus tard, en 1952, leur fils naquit : Vladimir Putin » (Hillary Clinton, Hard Choices).

Je reçois cette histoire comme l’invitation à regarder en conscience l’enchainement souvent inconscient et sourd des violences, qui commencent dans le concret de nos drames personnels traumatisés par la guerre…

« Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix » (préambule de l’Acte constitutif de l’UNESCO, 1945).

Vers holorimes

Vers holorimes :
« Étonnamment  monotone  et  lasse
   Est ton âme en mon automne, hélas ! »
          (Louise de Vilmorin, L’Alphabet des aveux).
Quand le jeu contraignant
des vers holorimes réussit néanmoins
à faire jaillir la flamme de la poésie, nez en moins.

« Rien n’est plus contraire à l’expérience mystique que la routine et la sécurité. Seules les âmes ébranlées jusque dans leurs fondements par la passion ont la chance de voir s’écrouler l’édifice de leur moi, de devenir les chantiers du divin » (Christiane Singer).

 La vie est une expérience de créativité

« La réussite n’est pas toujours une preuve d’épanouissement, elle est souvent même le bénéfice secondaire d’une souffrance cachée » (Boris Cyrulnik).

« La vie est une expérience de créativité, dans laquelle nous recevons en retour ce que nous y envoyons. Quand nous y projetons de la peur, nous recevons en retour toute une palette d’expériences associées à cette vibration, cette énergie. Il en est de même pour l’amour.

À la fin, quand nous passons de l’autre côté du voile, les épreuves parfois terribles de cette vie nous apparaitront comme les sursauts d’un Rire Cosmique, dont les mouvements nous auront douloureusement secoués.

Certains d’entre nous, sourds au grand rire de la vie, et aveugles à son caractère illusoire, prendront le jeu très au sérieux en en multipliant les règles, les masques et les lois.

Les autres, plus rares, se découvrent la capacité de réaliser la nature de ce rire avant la fin, et se mettent à jouir de la même blague, et à danser cette éphémère expérience dont la musique ne cesse jamais » (Stephan Schillinger).

Liberté, créativité é ternité

« Au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s’étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien. On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d’être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu’on nous fait subir ; c’est humain et compréhensible. Et pourtant, la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l’homme, j’ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n’est pas grave. Il faut commencer par « prendre au sérieux son propre sérieux », le reste vient de soi-même. Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution. Je pourrais continuer ainsi des pages entières. Ce petit morceau d’éternité qu’on porte en soi, on peut l’épuiser en un mot aussi bien qu‘en dix gros traités » (Etty Hillesum, juive hollandaise emprisonnée et morte à Auschwitz en 1943, dans Une vie bouleversée, 1941-1943, p. 132 dans l’édition Points).

Militaire chrétien ?

« L’éthique n’est pas une variable d’ajustement. Céder sur l’éthique, c’est déjà, automatiquement, accepter une défaite. […]. Nous sommes détenteurs du pouvoir d’user de la force, nous sommes détenteurs d’armes que nos concitoyens nous confient, pour pouvoir exercer la force qui n’est pas la violence… C’est là, notre honneur et c’est là, l’éthique de l’armée de terre, mais pas seulement de l’armée de terre » (Général Bernard Thorette, chef d’état-major de l’armée de terre française, en 2002-2006).

« Le soldat a pour vocation d’assurer par les armes la défense de son pays. L’officier chrétien cherche à vivre ce service comme l’accomplissement de sa mission de baptisé. Opposant la force à la violence, il s’efforce de respecter chez l’adversaire sa dignité d’homme et sa vocation à devenir un partenaire. […] Il sait que la paix dont il veut être l’artisan n’est pas un état, mais une dynamique qui, pour rayonner, doit d’abord régner dans sa propre conscience » (Général 5 étoiles Bertrand de Lapresle).

Tous 2 cités (avec les références exactes) dans Chomé Étienne, La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence, p 108. Cf. l’onglet thélogique de ce site.

Voir de plus haut et sortir par le haut

Face au mal et à l’injustice, la solution n’est pas dans la réaction ni dans l’absence de réaction, elle est dans l’action qui part d’un autre registre, prenant les choses de plus haut. Voici un exemple donné par le grand réalisateur de films, Steven Spielberg : « L’année de mes 13 ans, un petit dur du quartier ne cessait de me harceler. Il me mettait K.O. dans l’herbe, me plongeait la tête dans l’eau de la fontaine, me collait le visage dans la boue et me faisait saigner du nez quand nous jouions au football… Il me terrifiait. Alors, je me suis dit, si tu ne peux pas l’abattre, mets-le dans ton camp. Je lui ai donc annoncé : « J’essaie de faire un film sur la guerre contre les nazis, et j’aimerais que tu en sois le héros. » Il commença par me rire au nez, puis il accepta. C’était un grand gaillard de 14 ans qui ressemblait à John Wayne. J’en fis le chef de l’escouade, avec casque, corvées et sac à dos. Après cela, il devint mon meilleur ami » (tiré de William Ury, Comment négocier avec les gens difficiles, p. 131).

Les pièges de la violence, ses illusions

Connaître les pièges de la violence et ses illusions. Les repérer à l’œuvre partout dans le monde et de tout temps, dans l’histoire de l’humanité :

1er piège : La violence se cache, se maquille, s’habille, se déguise. Elle se donne de bonnes raisons, elle est très douée pour se justifier.

Et à l’inverse, tout chemin non-violent commence par la prise de conscience et la reconnaissance de sa propre violence, puis il se joue essentiellement à l’intérieur de nous-mêmes, en apprenant à déployer d’autres formes de forces, non-violentes.

2ème piège : Ma violence est toujours seconde, en réaction à la tienne, qui est première.

Ma violence est légitime défense. Le problème, c’est que tous, nous sommes convaincus que notre violence est seconde, qu’elle réagit à l’agression de l’autre. Comprendre comment les violences s’enchaînent.

3ème piège et illusion : Ma violence va être la dernière, elle est en mesure de mettre un point final à la violence, elle réussira à faire taire la violence. Alors qu’en fait, chercher à vaincre une violence par une autre violence, c’est offrir une victoire de plus à la violence.

Étienne Chomé, extrait du document n°17 sur

http://etiennechome.site/outils-pour-de-meilleures-relations-humaines/ .

Le nouveau paradigme de non-violence

La non-violence adoptée par tout un peuple mobilise un ensemble de forces (cadre de droit juste, communication vraie, négociation efficace…) à même de réguler la violence des individus. C’est la problématique que je développe du point de vue des sciences humaines dans « Le nouveau paradigme de non-violence » et d’un point de vue théologique dans « La non-violence évangélique et le défi de la sortie de la violence ». Voici une brève présentation de ce 2ème ouvrage. D’une part, la gestion constructive des conflits, en plein essor en sciences humaines, offre de nouvelles ressources pour sortir de la violence. D’autre part, des groupes utilisant la non-violence comme méthode politique trouvent dans la vie et la prédication de Jésus une combativité assertive qui affronte sans peur les conflits. C’est sur cette nouvelle lecture de l’Évangile qu’ils fondent leurs combats pour la justice et pour une véritable paix sociale et politique. J’étudie les retombées en théologie de ces deux dynamiques contemporaines, en examinant comment elles renouvellent la problématique théologique articulant la non-violence évangélique et une attitude responsable face à la violence.

Les trois principales manières de les concilier sont mises en dialogue. La solution pacifiste et la position traditionnelle catholique comprennent « Tends l’autre joue » (Mt 5,39) comme un appel à ne pas résister, ce qui crée un dilemme entre obéir à l’Évangile ou se défendre efficacement. Les pacifistes renoncent à la légitime défense au nom de la fidélité à Jésus-Christ. Inversement, la tradition majoritaire, multiséculaire, reconnaît la nécessité d’une politique réaliste, par une argumentation de légitime défense entièrement basée sur le droit naturel, sans lien avec les pages non-violentes de l’Évangile. Une troisième voie comprend la péricope de Mt 5,38-42 comme un appel à résister mais par d’autres moyens que la violence. En trois exemples incisifs, Jésus propose des initiatives déroutantes retournant le système injuste contre lui-même, ce qui a pour effet de le subvertir de l’intérieur. Pour les porteurs de cette nouvelle interprétation, « renoncer à l’usage de la force » est une formule inadéquate qui crée le dilemme entre force (sous-entendue violente) ou non-force (sous-entendue non-violente ; à vrai dire, passivité). Le défi est d’optimiser le déploiement des forces sociales, économiques, culturelles, politiques, etc., qui font effectivement reculer le seuil des violences légitimées en « dernier recours ».

Pendant 1600 ans, a prévalu le raisonnement suivant : 1) Jésus a dit dans l’Évangile et a pratiqué à l’heure de sa mort un amour oblatif qui renonce à ses droits personnels, qui s’offre plus qu’il ne défend la justice lésée. 2) Or, cette non-violence-là est socialement et politiquement impraticable. 3) Donc, il est logique et sage de dénier le caractère collectif et obligatoire de ces paroles évangéliques et d’en limiter la portée sociopolitique. S’appuyant sur cet arrière-fond, de nombreux évêques, théologiens et pasteurs ont parlé au XXème siècle de la non-violence évangélique en termes de non-résistance, et donc comme un choix intime à la conscience, une option personnelle laissée à la discrétion de chaque croyant. Les discours évoluent depuis que la non-violence évangélique est regardée comme un certain type de résistance, politiquement actif. Il devient alors pertinent de la reconnaître comme une invitation réaliste et responsable, aussi vraie à l’échelle personnelle que collective, avec une réelle pertinence sociopolitique. Elle pourrait même devenir alors une exigence fondamentale du christianisme, inscrite au cœur de l’Évangile, requérant, pour être efficace, d’être un choix collectif. Elle concrétise l’appel à la conversion, à la transformation en profondeur de l’organisation de notre vie en Église et en société.

Le défi est d’intégrer ces éléments ainsi que les nouveaux savoir-faire des sciences de la paix dans l’actuel aggiornamento du corpus doctrinae de l’Église relatif à la guerre/paix juste, en articulant mieux l’Évangile de l’amour et la Realpolitik.

Lire la thèse : http://etiennechome.site/theologie/.

Jean-Marie Muller et la doctrine sur la légitime défense

« Se regarder dans les yeux, se reconnaitre frères en humanité, transformer nos épées en socs de charrue pour creuser de larges sillons où semer avec enthousiasme des graines d’amour et d’espérance », s’exclama Armelle Bothorel, la fille du Général Jacques de Bollardière, aux obsèques de Jean-Marie Muller. Ils se sont ensemble engagés en faveur d’une défense civile non-violente réaliste. Par une large mobilisation concertée de résistance et de non-coopération au mal et à l’injustice, les ‘bataillons de la paix’ cherchent à offrir une alternative collective à l’armée traditionnelle. Leur efficacité nous apparaît d’autant plus que nous descendons loin sous l’écume des jours vers les couches profondes qui font tenir durablement nos sociétés en paix, là même où se jouent leurs l’âmes de fond, et que nous dé-couvrons les illusions de l’efficacité à court terme. Nous croyons que notre violence va être la dernière, qu’elle sera en mesure de mettre un point final à la violence, qu’elle réussira à faire taire la violence. À vrai dire, chercher à vaincre une violence par une autre violence, c’est offrir une victoire de plus à la violence. À vrai dire, la vraie puissance empêche tout conflit de déraper en conflit armé. Et il y a une infinité d’initiatives à prendre avant d’en venir à « la guerre qui se justifie en dernier recours » !

Jean-Marie Muller a été bien des fois vers le Magistère ecclésial pour que la doctrine traditionnelle sur la légitime défense intègre les expériences fécondes sur le terrain des luttes non-violentes et les enseignements à en tirer. Jean-Marie Muller a contribué à la préparation de « La non-violence, style d’une politique pour la paix », que le pape François a prononcé le 1er janvier 2017, lors de la journée internationale pour la paix…

Repose en paix, Jean-Marie.