Au fond du miroir ?

« Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Voici l’histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme. Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles , sans m’étonner et sans comprendre. […] Je suis enveloppé de choses inconnues. […] Derrière moi. une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J’avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées. Puis je m’assis comme tous les jours. Le bruit s’était produit, la veille et l’avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J’attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.
Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’invisible, et qu’il me cachait.
Oh ! comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau . C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.
Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je le fais tous les jours en me regardant.
Je l’avais donc vu ! Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ? » (Guy de Maupassant, Lettre d’un fou).

Photo prise à Pont l’Abbé dans le Finistère (aussi à Ploudalmézeau).