Voici un extrait d’Étienne Chomé, Le nouveau paradigme de non violence,
p. 197-200, disponible sur http://etiennechome.site/publications-de…/sociopolitique/ où se trouvent l’apparat critique et les références) :
La première clé du succès d’une action non-violente, c’est « la force organisée dans l’action appuyée sur le nombre ». […] En Asie, Lao-Tseu a dit il y a 2.500 ans : « Dans l’univers, c’est le plus doux qui vainc le plus fort. Rien au monde n’est plus doux ni plus faible que l’eau, et cependant rien ne la dépasse pour détruire ce qui est dur. II n’y a personne au monde qui l’ignore, mais personne au monde ne met ce principe en application. » Et Gandhi le prit au sérieux : « Au sens exact du mot, l’Inde n’est pas un pays conquis, mais elle est devenue britannique parce que la grande majorité de son peuple, pour des motifs peut-être égoïstes, a accepté le gouvernement britannique. » « Les Anglais n’ont pas pris l’Inde ; nous la leur avons donnée. » « Je suis absolument convaincu que personne ne perd sa liberté si ce n’est du fait même de sa propre faiblesse. Ce ne sont pas tant les fusils britanniques qui sont responsables de notre sujétion que notre coopération volontaire. Le gouvernement n’a aucun pouvoir en-dehors de la coopération volontaire ou forcée du peuple. La force qu’il exerce, c’est notre peuple qui la lui donne entièrement. Sans notre appui, cent mille Européens ne pourraient pas même tenir la septième partie de nos villages. […] La question que nous avons devant nous est par conséquent d’opposer notre volonté à celle du gouvernement ou, en d’autres termes, de lui retirer notre coopération. Si nous nous montrons fermes dans notre intention, le gouvernement sera forcé de plier devant notre volonté ou de disparaître. […] En effet, une nation de 350 millions de personnes n’a pas besoin du poignard de l’assassin, elle n’a pas besoin du poison, elle n’a pas besoin de l’épée, de la lance ou du fusil. Il lui suffit d’avoir sa propre volonté, d’être capable de dire « non », et cette nation apprend aujourd’hui à dire « non ». » Voilà pourquoi il avait l’audace de dire aux gouvernants britanniques avec une détermination à toute épreuve : « Vous avez de grandes forces militaires. La puissance de votre marine est sans équivalent. Si nous voulions nous battre avec vous sur votre terrain, nous n’en serions pas capables ; mais, si vous n’acceptez pas nos demandes, nous arrêtons de jouer les gouvernés. Si cela vous fait plaisir, vous pouvez nous couper en morceaux. Vous pouvez nous écraser avec la bouche de vos canons. Si vous agissez contre notre volonté, nous ne vous aiderons pas, et sans notre aide, nous savons que vous ne pouvez avancer d’un pas. »
Sur le continent américain, dans sa lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis, le pasteur baptiste Martin Luther King (1929-1968) utilisa aussi cette force du groupe. Il organisa par exemple un sit in de mille personnes devant un bar réservé aux Blancs. Leur rassemblement avait l’effet de bloquer son entrée et d’attirer l’attention sur les problèmes de discrimination. Ou encore, quand un noir venait s’asseoir au comptoir du bar, il était directement arrêté par des policiers blancs mais également remplacé par un autre noir, et ainsi de suite durablement, jusqu’à manquer de prisons ! Elles étaient pleines à craquer de noirs fiers, résolus et moralement forts. Que Gandhi et Martin Luther King soient assassinés en 1948 et en 1968 n’a pas empêché la doctrine de la non-violence de se propager. En Amérique du Sud, l’archevêque Helder Câmara ose dire : « Si je suis seul à me lever contre l’injustice, je serai écrasé. Si nous sommes dix ou même cent, nous serons encore écrasés. Mais si tout un peuple se lève, alors les armes de l’oppression deviennent dérisoires. » Concrètement, « si un membre du Mouvement, agissant en accord avec les principes et les méthodes de violence pacifique, est mis en prison, une des forces du Mouvement serait de pouvoir rassembler des dizaines, des centaines, des milliers de compagnons qui accepteraient de se présenter aussi, au même instant, aux portes de la prison, s’affirmant solidaires du frère outragé. Il est clair que cela ferait sensation. Et à travers l’écho des journaux, des radios et de la télévision, et à travers les agences de presse, le mouvement obtiendrait une résonance nationale et internationale ».
En Afrique, après un bras de fer de trente ans, le régime d’apartheid des Afrikaners est contraint début des années 90 d’admettre la nécessité d’une sortie de crise négociée avec le Congrès National Africain. Dans les pourparlers, Nelson Mandela, emprisonné depuis 26 ans, s’adresse ainsi aux plus hauts gradés militaires sud-africains : « Si vous voulez la guerre, je dois admettre honnêtement que nous ne pourrons pas vous affronter sur les champs de bataille. Nous n’en avons pas les moyens. La lutte sera longue et âpre, beaucoup mourront, le pays pourrait finir en cendres. Mais n’oubliez pas deux choses. Vous ne pouvez pas gagner en raison de notre nombre : impossible de nous tuer tous. Et vous ne pouvez pas gagner en raison de la communauté internationale. Elle se ralliera à nous et nous soutiendra. » Et le journaliste sud-africain blanc, Allister Sparks, qui raconte cette rencontre dans son livre Demain est un autre pays, de commenter ce moment historique : le général Viljoen fut obligé d’en convenir, les deux hommes se toisèrent, tout en faisant face à la vérité de leur dépendance mutuelle. L’écrivain sud-africain noir, Ndebele Njabulo, prolongea Allister Sparks : « Cette déclaration, acceptée par tous les participants à cette réunion, résume l’un des grands facteurs qui a mené à la création, en 1995, de la Commission Vérité et Réconciliation. À la base de tout compromis, il faut que les parties en conflit soient disposées à renoncer à leurs objectifs inconciliables, et tendent ensuite vers un accord qui puisse procurer des avantages substantiels aux uns et aux autres. Le gouvernement de l’apartheid désirait conserver les rênes du pouvoir, mais était disposé à accepter un élargissement de la participation politique des Noirs. L’ANC souhaitait l’élimination complète du pouvoir blanc. Aucun de ces objectifs ne paraissait réalisable sans guerre totale. Le meilleur intérêt de chacun était d’éviter cet affrontement. En échange de son retrait du pouvoir, le gouvernement de l’apartheid aux abois exigeait notamment l’amnistie générale de tous ses agents, en particulier la police et l’armée. […] Finalement, l’accord se fit sur une amnistie sous conditions. »
En Europe, il y a 500 ans déjà, Érasme (1469-1536) s’était exclamé : « J’en appelle à vous tous, sans discrimination… Tous unis dans les mêmes sentiments, conspirez à l’avènement de la paix. Montrez alors quel poids représente l’union de la foule des citoyens contre la tyrannie des puissants. » Rabelais (1494-1553) était d’accord avec lui : l’oppression ne provient pas d’abord des ordres du prince mais plutôt de la soumission de la masse silencieuse. Dans leur foulée, s’était levée la voix du jeune Étienne de La Boétie (1530-1563): « Je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. […] Lorsque les soldats d’un tyran sévissent à travers champs et villages, c’est le peuple lui-même qui s’asservit, qui se coupe la gorge. […] Si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. […] Au tyran, il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on a dérobé la base, s’écrouler de son poids même et se briser. […] De la raison, il y a en chacun « quelque naturelle semence » que l’éducation fait lever ou étouffer. » En une phrase, les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.
En Europe de l’Est, après l’échec du printemps de Prague devant les chars soviétiques en 1968, Václav Havel a mis la Tchécoslovaquie sur les chemins d’une « révolution de velours », en misant sur l’organisation de petites équipes qui vont construire une société civile solide. « Il n’est richesse que d’hommes. » Face aux endoctrinements idéologiques du pouvoir communiste, le « pouvoir des sans pouvoirs » est selon Havel de « vivre dans la vérité », d’abord en préservant et en enrichissant une culture parallèle. Face au contrôle totalitaire de l’État qui dirige toutes les entreprises et toutes les écoles, qui possède l’essentiel des propriétés et qui interdit la liberté d’expression et de presse, il appelle les citoyens à fonder de petites institutions qui développent la « vie indépendante de la société » : groupes de musique, associations sportives, clubs littéraires, séminaires philosophiques underground de Prague, imprimeries clandestines, universités indépendantes, syndicats solidement structurés… Malgré l’absence de soutien institutionnel, la vitalité de ces réseaux associatifs contraste avec la société civile de pacotille que les régimes du bloc soviétique entretiennent avec les deniers publics pour la façade. L’arme du peuple est de mener une vie normale et authentique, comme si le régime n’existait pas. Une loi par exemple exigeait des particuliers d’informer son commissariat de la présence d’un hôte. Elle devint inapplicable dès que suffisamment de citoyens refusèrent de l’appliquer !
Les militaires savent bien qu’« on ne se bat pas contre une population entière, ou bien l’on perd. Se mettre son opinion publique à dos est un danger qui guette toute armée contre-insurrectionnelle ». Dès 1973, Gene Sharp a été le premier à avoir théorisé l’action non-violente, sur base de ce principe : « Le gouvernant dépend du gouverné. » La force d’un groupe est dans le nombre. […] Créer la cohésion sociale d’un groupe dans sa résistance à une situation précise d’injustice ou à un « désordre établi ». Elle est la ressource-clé pour unir le groupe-noyau de départ, y fédérer les bonnes volontés et créer la plus grande mobilisation possible au sein de la population. La suite du texte aborde la compétence fournissant, dans le registre de l’action politique, le savoir-faire à même de modifier le rapport de forces dans le conflit.